• <?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p>

    Ce dossier sur l'écrivain et journaliste Tahar Djaout, le père de "L'Exproprié" et de "Le dernier été de la raison", assassiné par les islamistes armés le 26 mai 1993 a été publié dans le quotidien El Watan du 29 mai 2008. Plus loin dans ce même blogg, vous trouverez aussi des textes et des photos évoquant la cérémonie de recueillement organisée à la mémoire de Tahar Djaout en 2007 dans son village natal d'Oulkou, un village niché comme un nid d'aigle sur l'une des montagnes surplombant la petite ville balnéaire d'Azefffoun, en Kabylie.

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    Il y a quelque chose d'encore plus triste à célébrer les artistes et les écrivains disparus en prenant comme référence leur date de décès. Ambiance de morgue, au mieux de placard d'état civil, les toiles d'araignées en prime. La tentation est plus forte quand la personne a été assassinée. On associe alors l'hommage à la dénonciation du crime. Et parfois, la seconde finit par faire de l'ombre au premier. Est-ce un effet de notre culture du martyre après une colonisation particulièrement barbare, une guerre de Libération nationale terrible et, hélas, ces violences postindépendance ?
    En alignant l'évocation sur la disparition, trois travers nous guettent. Le premier est de donner la priorité à notre tristesse et de faire montre ainsi d'un certain égoïsme. Le deuxième est de négliger le fait que les artistes et écrivains n'existent en tant que tels que par leurs œuvres et que, tant que celles-ci existent, ils continuent donc d'exister. Le troisième enfin est de pouvoir être amenés à accorder dans nos esprits et nos mémoires plus de place au martyr qu'à une œuvre et un talent sans compter qu'il serait en outre infamant de distinguer les créateurs de la multitude anonyme des victimes.
    Si nous parlons aujourd'hui de Tahar Djaout, c'est d'abord parce qu'il avait un véritable talent et que, né en 1954, il est un maillon entre les premières générations d'écrivains algériens et celles d'aujourd'hui. C'est parce que sa poésie est reconnue pour son raffinement et que de grands écrivains dans le monde sont allés jusqu'à l'intégrer comme personnage de leurs écrits (voir p. 22, article de Sofiane Hadjadj et encadré). Mohamed Balhi, qui fut longtemps son confrère et ami, nous dresse ci-contre un portrait attachant et lucide de l'homme comme du journaliste et de l'écrivain. Nous publions également l'interview inédit que Tahar Djaout avait accordée à M. A. Himeur, trois jours avant l'attentat et dont la BBC n'avait diffusé qu'un court extrait (p. 21).
    Comme tous les propos posthumes, il faut se garder de les apprécier avec la connaissance de ce qui est advenu par la suite et s'efforcer de les considérer dans leur contexte. En l'occurrence, c'est la vision de Tahar Djaout sur des ancrages de la société qui nous intéresse et non l'actualité politicienne d'alors. Abrous Outoudert nous raconte comment L'Expropié a paru à Alger en 1981 et nous dit en quoi ce roman est fondateur.
    Enfin, le fac-similé d'un poème écrit par Djaout chez le laitier de la rue Tanger, son restaurant préféré : pain traditionnel, dattes et petit lait, une menu qui décrit bien l'homme. Bravo à la maison de la culture Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou qui a marqué dignement les quinze ans qui nous séparent de son décès (et non de sa disparition). Et pensons à célébrer plutôt les dates de naissance, car elles expriment la vie qui éclot et celle qui continue.
    Ameziane Ferhani

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  • Trois jours avant l'attentat contre lui, Djaout avait accordé cette interview* dont seul un bref extrait a été diffusé sur la BBC.
               
    <?xml:namespace prefix = v ns = "urn:schemas-microsoft-com:vml" /><v:shapetype id=_x0000_t75 stroked="f" filled="f" path="m@4@5l@4@11@9@11@9@5xe" o:preferrelative="t" o:spt="75" coordsize="21600,21600"><v:stroke joinstyle="miter"></v:stroke><v:formulas><v:f eqn="if lineDrawn pixelLineWidth 0"></v:f><v:f eqn="sum @0 1 0"></v:f><v:f eqn="sum 0 0 @1"></v:f><v:f eqn="prod @2 1 2"></v:f><v:f eqn="prod @3 21600 pixelWidth"></v:f><v:f eqn="prod @3 21600 pixelHeight"></v:f><v:f eqn="sum @0 0 1"></v:f><v:f eqn="prod @6 1 2"></v:f><v:f eqn="prod @7 21600 pixelWidth"></v:f><v:f eqn="sum @8 21600 0"></v:f><v:f eqn="prod @7 21600 pixelHeight"></v:f><v:f eqn="sum @10 21600 0"></v:f></v:formulas><v:path o:connecttype="rect" gradientshapeok="t" o:extrusionok="f"></v:path><?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:lock aspectratio="t" v:ext="edit"></o:lock></v:shapetype><v:shape id=Image_x0020_1 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1036"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Pourquoi les intellectuels algériens observent-ils le silence sur ce qui se passe en Algérie ? On a l'impression qu'ils ne sont pas concernés par la répression, le processus démocratique en cours et les violences armées.

    <v:shape id=Image_x0020_2 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1035"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> A vrai dire, les intellectuels algériens n'ont jamais été silencieux, tel qu'on le prétend parfois. Le problème qu'il faudrait soulever, c'est peut-être celui du peu de moyens dont ils disposent pour s'exprimer et celui d'un fossé qui s'est creusé entre eux et le reste de la société ; fossé dû notamment à la qualité de l'école algérienne et qui n'a pas permis une relève au niveau intellectuel. Donc une école qui produit une jeunesse coupée des intellectuels, une jeunesse qui n'a pas d'outils d'analyse, qui a peu de moyens d'appréhender la réalité sous l'angle de l'intelligence, sous l'angle de l'analyse.
    Les intellectuels, à vrai dire, s'expriment, pas tous, mais pour quelques uns par les moyens qui leur sont donnés, c'est-à-dire les livres qui n'ont pas, hélas, la répercussion voulue, des interventions dans la presse. Je crois que c'est déjà suffisant pour un intellectuel. Parce qu'un intellectuel ne dispose pas forcément de tribunes importantes comme les tribunes politiques, il ne dispose pas d'adhérents, d'une foule qui le soutient, qui lui permet de tenir des meetings. Donc, je crois que l'intellectuel algérien et je parle encore ici d'un certain profil d'intellectuel qui prend ses responsabilités donc l'intellectuel algérien s'exprime avec les moyens qui sont les siens.
    Mais c'est vrai aussi qu'il y a eu l'intellectuel officiel, le prototype de l'intellectuel qui était là pendant le parti unique, qui était le porte-parole du pouvoir qui, avec la démocratie, se découvre soudain l'âme de démocrate et qui, lorsqu'il s'agit de prendre ses responsabilités, lorsque les jeux ne sont pas clairs, cet intellectuel généralement se terre chez lui en attendant que les choses s'éclaircissent pour qu'il puisse s'exprimer sans prendre aucun risque. Mais peut-on appeler intellectuel ce genre de personnage ?

    <v:shape id=Image_x0020_3 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1034"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Vous avez déclaré récemment que l'intégrisme est une excroissance du régime en place. Vous pouvez préciser un peu votre pensée ?

    <v:shape id=Image_x0020_4 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1033"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Je pense que lorsqu'on regarde l'idéologie du FLN, l'intégrisme islamique n'est que l'aboutissement de cette idéologie. C'est une expression paroxystique de l'idéologie du FLN. Lorsque nous prenons la Constitution élaborée par le FLN qui stipule que l'Islam est religion de l'Etat, il est évident que les islamistes, dans leur logique, ne demandent que l'application de cet article de la Constitution.
    Nous voyons aujourd'hui le FLN dans le champ politique. Lors du dialogue avec le HCE par exemple, le FLN avait des positions tout à fait proches de celles des islamistes. Et la presse du FLN est devenue la presse des islamistes. Donc le passage de la logique et de l'idéologie du FLN vers la logique et l'idéologie intégriste est un passage extrêmement ténu. Le pas est très vite franchi. Je pense que c'est l'arabo-islamisme du FLN qui, en évoluant d'un point de vue idéologique, a donné l'islamisme tout simplement.

    <v:shape id=Image_x0020_5 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1032"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Vous estimez que la lutte contre le terrorisme et l'intégrisme n'est pas une condition suffisante pour l'avènement de la démocratie en Algérie et que ce n'est pas par la répression qu'on peut vaincre ce phénomène (intégrisme). Que proposez-vous ? Quelles sont les solutions ?

    <v:shape id=Image_x0020_6 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1031"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Je dis d'abord que la lutte contre l'intégrisme est une condition nécessaire. Parce qu'il y a effectivement des partis qui disent que la lutte contre l'intégrisme n'est pas une condition suffisante. Moi j'ajoute en plusqu'elle est nécessaire. Parce que ces partis ne disent pas que cette lutte est nécessaire.
    Moi, ce que je veux dire, il ne faut pas combattre les extrémistes intégristes avec leurs propres armes qui sont des armes de la violence. Il faut les combattre avec les armes qui sont les armes d'un Etat de droit, c'est-à-dire qu'il faut les combattre d'abord sur le plan culturel, en essayant d'implanter une culture humaniste. Il faut les combattre sur le plan juridique par tout l'arsenal de la loi qui sauvegarde, à la fois, les droits de l'homme et sa dignité. Donc, il ne faut pas combattre les intégristes par la violence qui est leur arme à eux, mais qui n'est pas l'arme d'un Etat de droit.

    <v:shape id=Image_x0020_7 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1030"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Le dialogue actuel engagé par le pouvoir avec les partis d'opposition et les associations de la société civile a-t-il une chance d'aboutir sans la participation de représentants de l'ex-Front islamique du salut (FIS) ?

    <v:shape id=Image_x0020_8 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1029"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Je pense qu'à ce niveau il y a un projet de société, il y a un projet civilisationnel. Quelle que soit l'importance du Front islamique du salut dissous, on ne peut dialoguer avec ce parti. Quelle que soit son implantation sociale, son idéologie totalitaire fait qu'on ne peut pas dialoguer avec lui. Et là, c'est un choix politique que la société algérienne doit assumer. C'est comme le problème du nazisme et le problème du fascisme : quelle que soit l'implantation de ces deux idéologies, il fallait les combattre, parce que ce sont des idéologies négatrices de tout ce qui fait la valeur de l'homme, de tout ce qui fait la démocratie.
    Je pense que l'annulation du processus électoral en janvier 92 ne voudrait rien dire si aujourd'hui le pouvoir qui a décidé d'annuler ce processus —parce qu'il voyait dans ce processus un départ non seulement vers l'inconnu mais vers le chaos de l'Algérie, donc ce serait un retour en arrière terrible — se met soudain à dialoguer avec les islamistes. Je crois que l'islamisme, comme nous l'avons dit tout à l'heure, c'est l'aboutissement de toute la pratique politique et idéologique en place depuis 1962.
    Je pense que des gens au pouvoir en janvier 1992 ont eu un sursaut d'intelligence devant ce qui attendait l'Algérie. Ils ont dit non à la poursuite d'une telle logique électorale.
    Si, aujourd'hui, on se met à dialoguer avec ces gens-là qui ont pris les armes, qui, chaque jour que Dieu fait, assassinent des citoyens ou des agents de l'ordre, ça ne veut plus rien dire. Je crois qu'aucun Etat de droit ne peut se permettre de dialoguer avec un parti qui a pris les armes et qui assassine les citoyens.

    <v:shape id=Image_x0020_9 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1028"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Passons à autre chose, si vous le voulez bien. Depuis quelques temps, on assiste à un débat sur le système éducatif algérien. Il se trouve que ce débat-là tourne autour d'un seul point : l'introduction de la langue anglaise en 4e année aux côtés du français. Cette décision a suscité une levée de boucliers, a provoqué une polémique dans le pays. Que pensez-vous de cette décision ?

    <v:shape id=Image_x0020_10 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1027"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> L'école algérienne se porte très mal. Parmi l'une des causes, il y a le fait que cette école tourne le dos à la réalité linguistique du pays. L'Algérie est un pays trilingue : on y parle l'arabe, le berbère et le français. Cette école, malheureusement, pour des raisons idéologiques, des raisons de légitimité politique, n'a pas voulu prendre en considération cette réalité de la langue que nous rencontrons chaque jour dans les rues de l'Algérie. Les langues en Algérie ont un statut idéologique qui n'est pas toujours conforme ou même n'est jamais conforme à la réalité du terrain. Le courant idéologique connu, arabo-islamique, qui a fait main basse sur l'école algérienne depuis une vingtaine d'années (...), revendique, nous le savons depuis longtemps, l'exclusion du français du système d'enseignement. Et aujourd'hui, il veut introduire l'anglais en concurrence avec le français.
    C'est totalement absurde. L'anglais est une langue internationale, qu'on peut apprendre, mais cette langue n'aura jamais la même place ou le même statut que le français. Le français est une langue extrêmement prégnante dans la société algérienne. Regardez le tirage des journaux de langue française est supérieur au tirage des journaux de langue arabe. Regardez toute la littérature algérienne produite en langue française.
    Donc, il y a une réalité de la langue qu'on veut ignorer. Le français est une langue pratiquée par les Algériens, c'est une langue qui n'est pas à proprement parlé une langue étrangère même si, idéologiquement, elle n'a pas le statut de langue disant nationale. Mais ce n'est pas du tout une langue étrangère.
    Les Algériens ne pourront jamais écrire en langue anglaise des chefs-d'œuvre littéraires comme ceux qu'ont écrit Kateb Yacine, Mouloud Mammeri et Mohamed Dib en langue française. Donc, on ne peut pas mettre sur le même plan ces deux langues. Moi, je souhaite que l'anglais puisse avoir une place dans notre école. J'ai fait mes études en français et en arabe et j'ai appris l'anglais comme langue étrangère, comme d'autres ont appris l'allemand, l'espagnol ou le russe. Mais l'anglais ne pourra jamais être maîtrisé comme le français l'est en Algérie.

    <v:shape id=Image_x0020_11 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1026"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Comment interprétez-vous cette décision de mettre en concurrence l'anglais et le français ?

    <v:shape id=Image_x0020_12 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1025"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Vous savez, c'est une vieille revendication, comme je l'ai dit, du courant qui a investi l'école depuis maintenant deux décennies. Je pense que c'est une concession faite par le ministre actuel à ce courant idéologique qui est très fort au sein de l'institution éducative. Je pense que c'est une concession à ces gens-là. Est-ce que le ministère de l'Enseignement va maintenir cette décision qui est extrêmement critiquée comme vous le voyez chaque jour dans les journaux en Algérie ? Est-ce que, quand bien même elle est maintenue, cette décision donnera des fruits réellement à l'école ? C'est des questions qui restent posées.
    Mais je crois que, fondamentalement, le fait de poser l'introduction de la langue anglaise à l'école algérienne en ces termes c'est-à-dire en termes de concurrence avec une langue qui est maîtrisée, qui est implantée qu'est le français c'est encore une fois une preuve que les vrais problèmes de l'éducation en Algérie ne sont pas abordés et qu'on essaie de gagner du terrain, qu'on essaie de dévoyer le débat par des questions qui sont de fausses questions.

    *Interview réalisée le 23 mai 1993 au siège de l'hebdomadaire Ruptures près de la Faculté centrale d'Alger. Victime d'un attentat le 26 mai, Tahar Djaout est décédé le 2 juin à l'hôpital de Baïnem à l'ouest d'Alger.

    Mohamed Arezki Himeur


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  • Quel rapport entre Graham Greene, l'auteur de chefs-d'œuvre tels que La Puissance et la Gloire et Tahar Djaout ? Et quel lien entre une riche et désoeuvrée héritière de Boston et l'Algérie de 1992 à la veille d'événements dramatiques ? Aucun a priori, n'était le vécu et l'imagination d'une brillante journaliste américaine, Gloria Emerson.

    Il y a moins d'un an, par le plus pur hasard, je découvrais en surfant sur internet un roman au titre curieux : Loving Graham Greene. Ma passion pour Graham Greene me faisait lire alors tout ce qui se rapportait à lui. Intrigué par ce titre, je finis par me procurer l'ouvrage et découvrais un roman tout à fait singulier. Molly Benson est une riche américaine de la côte est. Passionnée par Graham Greene avec qui elle correspond, elle est torturée par la mauvaise conscience d'être riche et est obsédée par l'idée de venir en aide aux autres.
    Ses modèles sont les héros de Graham Greene, qui vacillent entre la foi et leur engagement, l'Indochine d'Un américain bien tranquille où le Sierra Leone du Fond du problème. Elle aime chez eux ce flegme, cette distance ironique si précieuse pour affronter la dure réalité du monde, où rien n'est tout à fait sérieux mais où tout peut prêter à conséquence, y compris l'heure et la manière dont est servi le thé ou le whisky.
    Le monde de Molly Benson s'effondre lorsque l'auteur anglais meurt au printemps 1991. Elle en est terriblement affectée, plus qu'elle ne l'aurait imaginée. En son hommage elle décide, un an plus tard, et presque par hasard, de se rendre en Algérie pour venir en aide aux intellectuels menacés par l'intégrisme. Elle est accompagnée de sa meilleure amie et d'un étudiant gras, bavard et présomptueux de la très chic université de Princeton Elle souhaite en particulier rencontrer Tahar Djaout.
    C'est un voyage à la fois désopilant et inquiétant qu'elle effectue alors. C'est que Molly arrive à Alger avec quelques milliers de dollars cachés dans ses chaussures. Elle se promène dans Alger et distribue cet argent au gré de ses rencontres. Elle croise un avocat du nom d'Ali Abendour Yacef qui ressemble à s'y méprendre à Ali Yahia Abdennour. Elle lui propose 1000 dollars pour venir en aide aux familles de prisonniers et, par la même occasion, « acheter la sécurité d'un écrivain du nom de Tahar Djaout ». Il en est interloqué.
    Molly Benson, flanquée de ses deux acolytes, se rend à la Maison de la Presse, et on jurerait reconnaître tel patron d'un quotidien francophone bien en vue qui ne comprend rien à ce qu'elle lui dit. Elle visite la Casbah sur les traces d'Ali la Pointe et se fait agresser par des voyous. Elle croit trouver enfin le domicile de Tahar Djaout et croit lui parler.
    Mais il y a maldonne, il ne s'agit pas de lui. En définitive, elle ne rencontrera pas l'écrivain, ne lui viendra pas en aide et finira par s'en retourner à Boston, avec ses illusions et sa mauvaise conscience. Plus tard, elle découvre dans le « New York Times » la notice nécrologique consacrée à Tahar Djaout après son assassinat. Son univers s'effondre à nouveau, ses illusions meurent. J'ai beaucoup aimé le roman de Gloria Emerson où l'on retrouve cet art consommé des écrivains anglo-saxons (disons de Henry James à John Le Carré) qui savent mêler la farce et le tragique, faire le portrait en quelques lignes d'un personnage, être cruel et juste à la fois.
    Par le biais de son héroïne, Gloria Emerson fait revivre l'Algérie angoissée et confuse du printemps 1992. C'est très enlevé, subtil et informé. Je me suis dit que c'était presque là le roman définitif qu'il eut fallut écrire sur cette sombre période, avec humour et distance, loin du pathos habituel et du côté démonstratif de tant de romans écris sur cette période. Bien sûr, Tahar Djaout n'y est qu'un prétexte, un objet de fixation au sens psychanalytique et un symbole au sens littéraire. Il désigne cette part obscure et équivoque à la fois de nos engagements et de nos reniements.
    A l'évidence, Molly Benson, l'héroïne du roman est un peu le double de l'auteur, Gloria Emerson. Celle-ci, née en 1930, issue d'une famille new-yorkaise aisée, appartient à ce monde où la futilité et la distinction le disputent à une noire lucidité face aux désordres du monde. Journaliste de mode, elle est aussi grand-reporter au « New York Times ». Elle rend compte des défilés de mode et devient la première femme correspondante de guerre au Vietnam (de 1970 à 1972). Elle en dénonce les conséquences dans un livre - Winners and losers (Vainqueurs et perdants) - qui lui vaut le National Book Award, une des plus prestigieuses distinctions littéraires aux Etats-Unis.
    Passionnée par l'œuvre de Graham Greene, elle le rencontre en 1978. Elle en tire une interview fameuse publiée dans le magazine « Rolling Stone » et engage avec lui une correspondance. Son troisième livre, paru en 1990, A year in the intifada revenait sur la première intifada de 1987, un livre favorable aux Palestiniens. Puis, après que son coiffeur, un français de New York, lui eut parlé de son beau-frère habitant Alger, elle y débarque le 5 mars 1992. Elle séjourne à Alger plus de deux semaines.
    Sept ans plus tard, elle tire de son séjour algérois un roman, le seul qu'elle n'ait jamais écrit, son quatrième et dernier livre. Atteinte de la maladie de Parkinson, elle se suicide en 2004. Après la publication de son roman, deux livres de Djaout furent traduits aux Etats-Unis. Ce n'est pas rien. Peut-être même est-ce là le véritable engagement dont rêvait Gloria Emerson, alias Molly Benson ?

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    Extraits : (L'action se passe à Alger en 1992)


    « Molly admirait deux immenses toiles d'araignées qui ressemblaient vraiment à de la dentelle dans la lumière matinale. Dans l'espoir de dissiper la morosité qui régnait, elle appela Bertie, qui lambinait dans la salle de bain.
    <v:shape id=Image_x0020_12 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1027"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Aujourd'hui, nous devons aller voir Tahar Djaout, lui dit-elle. On était jeudi, et elle attendait que Bertie cesse de se contempler dans la glace.
    <v:shape id=Image_x0020_13 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1026"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Non, je crois qu'il faut réserver notre vol de retour. Immédiatement, répondit celle-ci. Molly fut stupéfaite, car elle n'avait pas l'habitude que Bertie se rebiffe. Mais elles n'avaient réalisé que la moitié de leur programme, et ne devaient pas abandonner la partie avant d'avoir porté secours au talentueux écrivain algérien. C'était sans aucun doute ce que Graham Greene aurait souhaité. »

    <v:shape id=Image_x0020_14 type="#_x0000_t75" alt="-" o:spid="_x0000_i1025"><v:imagedata src="file:///C:\DOCUME~1\arzeki\LOCALS~1\Temp\msohtmlclip1\01\clip_image001.gif" o:title="-"></v:imagedata></v:shape> Dans son roman Acide sulfurique, prix des Lecteurs 2007 du Livre de Poche, l'écrivaine Amélie Nothomb, imaginant le basculement de la téléréalité dans un univers de camp de concentration, fait allusion à Tahar Djaout. C'est le moment-clé du roman, celui où le personnage central, une femme du nom de Pannonique, se tourne vers les caméras et demande aux téléspectateurs d'éteindre leurs postes pour faire cesser la répression dans le camp. Interrogée sur la folie de cet acte, elle répond : « Je me suis souvenue de cette phrase d'un héros algérien : Si tu parles, tu meurs. Si tu ne parles pas, tu meurs. Alors, parle et meurs » (p. 125).
    En avril dernier, Louis Gardel, lauréat du prix Méditerranée pour son roman La Baie d'Alger, avait déclaré à la Closerie des Lilas à Paris où avait lieu une réception en son honneur : « Aujourd'hui, j'ai surtout une pensée pour mon ami Tahar Djaout, qui fut également primé par ce jury, en 1991, pour son livre, Les Vigiles, quelques mois avant son assassinat par les islamistes ».

    Sofiane Hadjadj


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  • Des mathématiques à la poésie, de la poésie au journalisme, du journalisme au roman, de la pudeur à la consécration. Personnage, réservé, pudique (« la pudeur lourde des siècles ») mais au style irrespectueux et insolent, il était un humaniste. Plus proche de Voltaire, Zola et Si M'hand ou Mhand que de Chateaubriand ou d'El Mounfalouti.

    C'était, au sens philosophique du terme, un libertin. Cheveux de jais, regard malicieux derrière ses lunettes, il aimait à lisser ses moustaches. Il avait le sens de la répartie, celle qui désarçonne les bonimenteurs. Son humour agira, dans son œuvre, tel un claquement de fouet. En ce sens, il était fondu dans le même moule que le Marocain Driss Chraïbi. Djaout, donc ? Il commence par la poésie.
    Son premier recueil Solstice barbelé est publié la première fois en 1975 par une petite maison canadienne, les éditions Naaman. Il récidive avec L'Arche à vau-l'eau, Insulaire & Cie, L'Oiseau minéral, L'Étreinte du sablier, avant de clore, en 1984, par Les Mots migrateurs, anthologie poétique algérienne. Entre-temps, en 1981, publié par la SNED, en Algérie, il tente l'aventure du roman avec L'Exproprié, une écriture éclatée qui se décline comme un long poème et où, provocateur et révolté, il aborde la question lancinante de la quête identitaire et des usurpations par des pouvoirs illégitimes. La quête identitaire commence déjà à Oulkhou, village perché sur une colline, où il est né. Personne jusqu'à présent ne sait ce que signifie ce nom. Une toponymie indéchiffrable.
    Comme un artisan-bijoutier de Beni Yenni, le jeune mathématicien peaufine déjà son style. L'influence de Rimbaud, Kateb Yacine, Jean El Mouhouv Amrouche, Mohamed Khaïr-Eddine, Abdellatif Laàbi, Jean Sénac y est perceptible. Il y a aussi, certainement, des ressemblances avec Nabil Farès. L'intrusion de Tahar dans le monde de la presse, à El Moudjahid puis Algérie Actualités, lui est bénéfique. Il fréquente artistes, intellectuels, penseurs, peintres, hommes politiques. Un univers fait de petites glorioles, d'utopie, de rêves, de coups bas, mais aussi de grandeur, de générosité et de création. Et, parce qu'il était difficile d'aborder frontalement les questions politiques, il fallait trouver des chemins de traverse pour véhiculer un message, une idée. Un défi permanent contre toute forme de censure.
     Néanmoins, les seuls compagnons qui comptaient pour lui étaient ses livres, occasionnellement les individus. Djaout n'était pas un esprit obtus. Il passait allégrement d'une langue à une autre sans complexe. C'était l'époque où, à Algérie Actualités, on ressoudait les liens entres intellectuels arabophones, amazighophones et francophones pour éviter le piège des ghettos et des anathèmes. Ce qui importait, c'était de discuter de modernité, de patrimoine, de démocratie, des choses essentielles de la vie. Djaout n'avait pas de répulsion à l'égard des écrivains arabophones, aussi bien classiques que contemporains. Loin de là. Il aimait la poésie novatrice d'Adonis. Il savait que les archaïsmes ne résidaient pas là où on pense. Il avait une très grande admiration pour des auteurs comme Al Jahiz, Naguib Mahfouz, Djamel Ghitany qu'il connaîtra à Paris Abou Nouas, Moudhafer Naouab... bref, tout ce qui bouge, stimule l'esprit, invente et crée.
    Et cette polémique suscitée par Tahar Ouattar dans une déclaration tonitruante à la BBC ? L'histoire remonte à la fin des années 1980. Tahar Djaout avait commis une maladresse en omettant de citer Tahar Ouattar et Abdelhamid Benhadougga dans une anthologie qu'il préparait pour un colloque sur la littérature algérienne au Centre culturel algérien à Paris. Cela n'avait pas échappé à Djamel-Eddine Bencheikh, éminent spécialiste de la littérature maghrébine, qui avait aussitôt fait cas de ces oublis aux concernés, lesquels avaient vigoureusement protesté. Qu'on l'aime ou pas, Ouattar était une figure connue de la littérature arabe moderne, par surcroît engagée. Faire l'impasse sur lui était une erreur.
    Cela étant, quand Djaout a été assassiné, Ouattar a été d'une rancune qu'on ne lui connaissait pas. Ce jour-là, il a raté l'occasion de se comporter en grand seigneur. S'il s'inspirait du passé et de la mémoire collective, Djaout n'avait de cesse de dénoncer la tradition mortifère. Il était toujours un vigile, un moderniste. Et c'est à dessein qu'il a choisi d'appeler le personnage central de son roman, Le dernier été de la raison publié par le Seuil à titre posthume , du nom de Boualem Yekker. En berbère, ekker veut dire lève-toi. Oppose-toi à l'hydre intégriste, ne cède pas ! C'est le message de résistance qu'il nous laisse à travers son personnage, un libraire passionné de littérature universelle.
    Il y a une constance dans l'œuvre de Djaout. Celle de la recherche des racines... Il y a comme une continuité entre lui et les aînés qui ont façonné la littérature maghrébine : Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Driss Chraïbi, Mouloud Mammeri, Rachid Boudjedra, Habib Tengour... Le lecteur averti retrouve les différences de style. Mais les empreintes communes y sont fréquentes. C'est le même socle. « Toute l'œuvre de Tahar Djaout est parcourue par la thématique de la mort », dit le sociolinguiste Mohamed Lakhdar Maougal. Et il n'a pas tort. En effet, quand on lit L'Invention du désert (1987), Les Chercheurs d'os (1984) et L'Exproprié (1981), on se rend compte que Djaout a écrit une trilogie qui se rapproche et ce n'est pas fortuit, de la thématique de La colline oubliée de Mouloud Mammeri (1954). Avec ce dernier, il partageait la même vision à l'égard du pouvoir en évoquant « la distance souveraine ». C'est avec Les Vigiles (1991) qu'il change de fusil d'épaule, évoquant les tracasseries paperassières et l'arbitraire.
    Djaout projetait, dans ce roman, alors qu'il habitait à Sidi Moussa, dans la Mitidja, ses propres appréhensions. Dans la réalité, au milieu des années 1980, il avait eu maille à partir avec l'administration et la police pour renouveler son passeport. Chez lui, la notion de signes est comme une obsession. C'est au fond ce qui le rapprochait des peintres, tels Khadda et Martinez, connus pour leur recherche stylistique et leur tentative de conceptualisation de l'art en Algérie. Évoquant la poésie d'un de ses compagnons de route dans « la graphie française », il dit : « Les œuvres de Hamid Tibouchi, peintures, monotypes et dessins, nous parlent par signes plus que par images (...). Ce sont les signes d'un monde en train de se faire, d'un monde originel et placentaire qui ne s'est pas encore solidifié... » Autant il était à l'écoute de tout ce qui se faisait dans le domaine de la peinture, et du théâtre, autant il était fermé au monde de la musique. Il y a eu des exceptions, puisqu'il a parlé de Cherif Kheddam, d'Aït Menguellat et d'autres.
    En 1982 et 1986, toutes les discussions en Algérie tournaient autour de l'équipe nationale, qualifiée à la Coupe du monde. Dans ce brouhaha, Tahar ne comprenait que dalle. Belloumi, Madjer, Assad, Rummenigge ? Il les aurait troqués bien volontiers contre Colette, Saint-John Perse et Baudelaire ! Il avait l'œil constamment rivé sur les grands classiques de la littérature. Fait étrange, il n'a jamais été entraîné dans le tourbillon du réel magique à la Marquez. Il avait une préférence pour Emmanuel Roblès, Camus et surtout Flaubert. N'aimait-il pas citer la première phrase de Salammbô : « C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar. » Comme s'il cherchait à jauger son propre style, fait de clarté et de limpidité. En 1992, on le sollicite pour diriger une collection de littérature et de poésie, aux éditions ENAL, structure étatique. Il est hésitant, pris déjà par des responsabilités à Ruptures.
    Dans le premier éditorial de cet hebdo, radicalement opposé aux islamistes, il écrit, à propos d'un chef de parti : « Ce n'est pas dans ce journal que le lecteur trouvera une interview avec Djaballah » Maisdiable, que faisait-il dans cette galère, lui l'authentique poète ? Lui, qui ignorait l'art du compromis, encore moins des compromissions. On peut penser qu'il voulait s'impliquer à fond dans un combat de longue haleine devant la montée des périls. Le pays entrait dans une zone de turbulences, d'affrontements inéluctables. Un intellectuel n'avait de sens que s'il était engagé. Djaout devait penser à Hemingway en Espagne, à Norman Mailer durant la guerre en Asie du Sud-Est, à Picasso et son Guernica. A qui d'autre ? En tout cas pas aux lâches qui se débinent quand la tempête arrive. Il était entier. Pour lui, il y a « la famille qui avance et la famille qui recule ». Il faut inéluctablement choisir son camp. On lui a attribué, à tort, l'expression du Palestinien Moueen Bessissou :« Si tu parles tu meurs. Si tu te tais, tu meurs. Alors parle et meurs... » Il aurait partagé, à coup sûr, la teneur de ce message, mais c'est loin d'être son style.
    Ayant obtenu des années auparavant une bourse d'études de l'État algérien en sciences de l'information, il part à Paris. Là, il rend visite à un très grand écrivain, humble et discret, qui aurait pu avoir le prix Nobel de littérature : Mohammed Dib, artisan du verbe, déjà malade. L'auteur de La Grande maison, acceptera, plus tard chose rare, d'écrire un article pour Ruptures. Car il y avait justement Djaout comme gage et marque de confiance. Djaout prenait un malin plaisir à parler de ceux qui étaient occultés, marginalisés, dénaturés ou bannis par les cercles obscurantistes et conservateurs agissant dans les sphères du pouvoir : « Quoi qu'il en soit, note-t-il, Mouloud Feraoun restera pour les écrivains du Maghreb, un aîné attachant et respecté, un de ceux qui ont ouvert à la littérature nord-africaine l'aire internationale où elle ne tardera pas à inscrire ses lettres de noblesse. Durant la guerre implacable qui ensanglanta la terre d'Algérie, Mouloud Feraoun a porté aux yeux du monde, à l'instar de Mammeri, Dib, Kateb et quelques autres, les profondes souffrances et les espoirs tenaces de son peuple. Parce que son témoignage a refusé d'être manichéiste, d'aucuns y ont vu un témoignage hésitant ou timoré... »
    On ne dira jamais assez que l'auteur des Rets de l'oiseleur, né le 11 janvier à Oulkhou, près d'Azeffoun, en Kabylie maritime, était surtout un poète, un écologiste avant l'heure. Montagnard par sa culture ce qui est loin d'être une tare il savait rendre compte du monde minéral, de ce qui paraît factice, mais qui prend une autre dimension aux yeux d'un enfant. « L'oiseau, écrit-il, c'est l'horloge du monde, le régulateur des couleurs et des intempérances terrestres. Par la perfection de son vol, par sa justesse de trapéziste, par son emprise sur les saisons, l'oiseau est le maître des sabliers. C'est la cheville qui affermit l'édifice volatile du ciel, c'est la ponctuation nécessaire au temps qui goutte dans l'oubli. » On retrouve la même veine quand il aborde la peinture naïve de celle qui avait séduit Picasso. » Baya est la sœur de Shéhérazade, fait-il remarquer, la tisserande des mots qui éloignent la mort. Nous voici donc dans le conte, avec ses univers merveilleux. (...) Aucun centre de gravité n'est admis. Tout l'effort de l'artiste est tendu vers la recherche d'une sorte d'harmonie prénatale que la découverte du monde normé, balisé, anguleux nous a fait perdre ».
    Quand on tombe sur les mots « anfractuosité », « aplat », « minéral », on pense automatiquement à Tahar Djaout et au beau livre qu'il a consacré à la Kabylie avec le photographe Ali Marok.Comme Kheiredine Ameyar, le bouillonnant journaliste qui repose sous un cyprès, au cimetière d'El Kettar, Djaout, tel un vigile, contemple de la colline d'Oulkhou, les galets des rivages d'Azzefoun. Dans la terre de ses ancêtres. « L'arbre suit sa racine », dit un dicton berbère. Repose en paix, Tahar. A nous de veiller à ta mémoire.

    Texte tiré de la conférence donnée par l'auteur à la Maison de la culture de Tizi Ouzou, lee 22 mai 2008.

    Mohamed Balhi

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  • Petite histoire d'un premier roman, paru en Algérie, et qui préfigure un talent, un style et surtout une vision. Incontestablement, l'œuvre majeure de l'écrivain reste son premier roman L'Exproprié , écrit entre 1974 et 1976 ;, mais qui n'a été publié qu'en 1981, soit neuf ans plus tard. Œuvre majeure parce que c'était le roman préféré de l'auteur.

    Comme il se plaisait à le dire : « C'est mon premier, né la même année que ma première fille. » Il en était fier, d'autant que l'accouchement fut des plus difficiles. En 1981, à la direction de l'édition de la SNED (société étatique d'édition), siégeait une commission de lecture composée pour la majorité d'enseignants de l'université qui rejetaient automatiquement les manuscrits qui n'étaient pas dans la ligne d'une Algérie socialiste qui, à leurs yeux, ne connaissait aucun problème de société et où la mer devait être calme, même en temps de tempête.
    Lorsque Tahar m'a confié ce manuscrit, il était plus que sûr que les membres de la commission le rejetteraient. Vint alors l'idée d'élargir cette commission à d'autres personnes, dont des journalistes. Ce qui fut accepté et ainsi, le manuscrit a été confié à un journaliste et à Rachid Mimouni, à l'époque enseignant à l'INPED de Boumerdès et auteur à la SNED avec son roman Le Printemps ne sera que plus beau. Le livre de Tahar Djaout passa inaperçu, même au niveau de la critique, pour ne pas réveiller justement les vieux démons de la censure. C'est une œuvre majeure par la forme. L'auteur s'y essaie à tous les styles : poésie, clin d'œil à Georges Bataille (cité dans le texte), avec des pages entières de phrases sans majuscules ni ponctuation, une recherche éclectique, ouverte, du mot et du verbe et où le dictionnaire est indispensable pour venir à bout de la richesse de la langue utilisée par le poète. C'est une œuvre majeure par le contenu.
    Construit sur quatre chapitres, le roman commence dans un train qui erre dans une ville de France avec le narrateur et un missionnaire, accompagnateur. C'est là que le procès itinérant aura lieu. Par touches mais sans trame linéaire classique, l'auteur s'insurge contre l'occupant français, fait revivre El Mokrani ainsi que la Kahéna, et sur des pages sublimes d'écriture raconte la condition sociale des autochtones, d'abord les siens ceux de son village, puis tous ceux qu'il rencontre dans son imagination féconde. Cette œuvre annonce déjà les romans à venir et la quête d'histoire qui les traverse.
    Les Chercheurs d'os (1984) est centré sur un personnage qui se présente ainsi : « Moi, l'enfant des Matmata. Le garçon chercheur d'eau. » (p. 36). Cet enfant fera partie d'une expédition mise en place pour la recherche des ossements des martyrs de la région en vue de prouver sa légitimation historique. Dans L'invention du désert, c'est encore la quête de l'histoire traitée par la fiction. Ainsi, dans « L'Exproprié », les repères de l'œuvre à venir (malheureusement interrompue) étaient déjà plantés. Seul son dernier roman publié en 1999, à titre posthume n'était pas inspiré par l'imagination du poète mais par la réalité du moment. Le titre initial était F. V. (Frères Vigilants). L'éditeur, le Seuil, lui a préféré « Le dernier été de la raison ».
    Dans L'Exproprié, il y a peut être une similitude et une prémonition en rapport à la réalité. A la dernière page du roman, Tahar avait écrit : « Le texte a maintenant vieilli. Il est posé depuis des années sur une petite table de nuit sans que personne (pas même celui qui l'a conçu dans de réelles transes) éprouvât jamais le moindre besoin de le remuer, de changer la disposition des feuilles qui ne sont même pas numérotées (d'ailleurs personne n'est en mesure de dire si leur ordre actuel est bien celui établi originellement par l'écrivain) ». (p.140). Similitude : Djaout ne paginait pas ses textes. Prémonition : son dernier roman est resté inédit près de six ans après la disparition de son auteur.

    Résumé de la communication à la maison de la culture Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou, le 21 mai 2008.
    Abrous Outoudert

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