•  


    Par Mohamed Arezki Himeur,
    Publié dans Algérie Confluences, mars 2013

     

    Laâqiba. C’est la zone populeuse du quartier de Belcourt à Alger. Son nom rappelle une date historique de la guerre d’indépendance. Celle des manifestations, réprimée dans le sang par les forces coloniales, du 11 décembre 1960. Des manifestations qui avaient vu les habitants de cette zone et des quartiers limitrophes déferler sur le «Belcourt colonial », la partie européenne du quartier, pour  dire stop à la colonisation, crier haut et fort leur revendication : l’indépendance.

    Un imposant mémorial érigé à la mémoire des dizaines de victimes de la répression qui s’en était  suivie est visible, aujourd’hui, en contrebas de Laâqiba, sur l’avenue Mohamed Bélouizdad (ex-rue de Lyon). Ces manifestations, ayant fait tâche d’huile à travers le pays, avaient sonné définitivement le glas de la France coloniale en Algérie. Elles avaient dévoilé, aussi, à la face du monde, son visage monstrueux et sanguinaire. Comme le prouve la longue liste de noms des victimes gravés sur le mémorial. Un massacre. Un de plus. Un de trop, répercuté à travers le monde par les médias de l’époque.

    Pendant la période coloniale, Laâqiba, fut ghettoïsée. Le quartier vivait en marge de la partie européenne de Belcourt. Il avait ses propres mœurs et coutumes, ses boutiques, son marché et ses cafés maures. Son seul lien, ténu, avec « Belcourt colonial », étaient ses ouvriers employés dans les usines, fabriques et autres ateliers du quartier. Les colons s’y étaient installés depuis le milieu du 19ème siècle. Mais l’existence de Laâqiba, construite sur le flan de la montagne, était bien antérieure à celle du quartier européen. Elle abritait, selon la légende, des disciples de Sidi M’hamed Ben Abderrahmane Bou-Qobrin, fondateur de  la confrérie religieuse Rahmaniya.

    Laâqiba était, pendant la colonisation puis depuis l’indépendance, l’un des quartiers les plus fréquentés d’Alger. Il attirait, quotidiennement, beaucoup de monde. Certains venaient y faire des achats, s’approvisionner en fruits et légumes chez les marchands du coin. D’autres pour musarder, traînasser sans but précis, farfouiller dans les amas d’objets hétéroclites déballés parfois à même le sol.

    L’Arche à-vau-l’eau

    Parce qu’à Laâqiba, dans ses petites échoppes et ses étals de fortune, on trouvait de tout et à des prix accessibles aux petites bourses.  Les prix des fruits et légumes étaient inférieurs à ceux pratiqués ailleurs, dans d’autres endroits d’Alger. Le quartier tirait sa célébrité surtout de son « dlala », marché aux puces. Il était, jusqu’à ces dernières années, le quartier fétiche des Algérois.  Il ne l’est plus aujourd’hui. Il a perdu de son lustre d’antan. Ses bâtisses partent en lambeaux. C’est l’ache à-veau-l’eau. Certaines sont déjà à terre, d’autres complètement délabrées. Leurs jours sont comptés.

    Laâqiba subit la même tragique destin que la Casbah d’Alger. Négligée et oubliée depuis l’indépendance en 1962, Ignorée et dédaignée durant la période coloniale, parce qu’elle était un « village arabe », un quartier « indigène », elle n’a jamais, pour ainsi dire, connu des jours heureux, « une vie meilleure », pour reprendre une expression cher au FLN lorsqu’il était (il l’est toujours) seul maître à bord du bateau Algérie.

    En avril 1910, un élu « indigène » relevait, au cours d’une réunion du Conseil municipal de la ville d’Alger, que Laâqiba était « abandonnée » et ses ruelles se trouvaient dans « un mauvais état », alors que le quartier prenait une «grande extension » et se développait « rapidement ». Il avait demandé à la Mairie « de procéder à la mise en l’état de viabilité de ses rues et à leur classement ». Sans résultats.

    Treize ans plus tard (1932), un autre élu musulman soulignait, en pleine séance du Conseil municipal, que Laâqiba était « complètement dépourvu de canalisations d’eau ». Un autre membre de ce Conseil fut contraint par les habitants de Laâqiba, en 1939, de se rendre dans leur quartier « pour constater de visu l’état d’infection » dans lequel se trouvaient ses ruelles.

    Circulez, y a pas photo

    Belcourt fut, dès les débuts du siècle dernier, le quartier industriel d’Alger. Il abritait de nombreuses usines, des fabriques, des ateliers, les écuries de la société des Messageries (transports public et marchandises) fondée en 1885. Il abritait aussi les fameuses Halles centrales d’Alger. Construit en 1930 sur le site des abattoirs, ce marché de gros de fruits et légumes avait été rasé dans les années 1980, donnant naissance à une forêt de buildings qui obstruent la vue panoramique de la baie d’Alger.

    Dans le cas de Belcourt, Laâqiba comprise, les mots transformation, mutation et évolution n’ont pas le même sens qu’ailleurs. Du moins pour  l’instant.  Le quartier donne l’impression d’être livré à lui-même. Les bâtisses s’effondrent les unes après les autres. Le tissu urbain est sérieusement détérioré. Son avenir est brumeux.

    « Les habitants de Belcourt sont particulièrement gâtés : souvent, ils ont  deux beaux  films à voir, tandis que les Algérois du centre n’en ont jamais qu’un seul. Les uns ont le plaisir de la première vision, les autres la joie de pouvoir jouir d’un programme plus copieux », pouvait-on lire dans une édition de l’hebdomadaire « Les spectacles d’Alger » d’avril 1936.

    Qu’en est-il aujourd’hui ? Circulez, il n’y a rien à voir. « Y a pas photo », comme dirait l’autre. Les Mondial, Roxy, Camera, Select, Shahrazade n’existent plus. Les salles obscures ont rejoint les ténèbres. Elles ont disparu les unes après les autres. Elles ont été soit rasées, fermées ou transformées. Le Musset est en chantier. Mais on ne sait pas qu’elle destination -- cinématographie, culturelle ou commerciale -- prendra la future bâtisse.

    Le vaste local de l’ex-Monoprix, qui occupe le rez-de-chaussée d’un bâtiment, est converti en agence bancaire. La bâtisse du 93 rue Mohamed Bélouizdad, où résidait le père de « L’étranger », le prix Nobel Albert Camus, qui pourrait servir d’attraction touristique, offre une image pas belle à voir. Rien n’est fait, jusqu’ici, pour  promouvoir et rentabiliser, du point de vu touristique, la grotte de Cervantès, percée sur le flan d’une falaise à quelques centaines de mètres de la partie haute de Laâqiba. « L’avenir de Belcourt ? Dieu seul le sait », dira Ammi Mahmoud du haut de ses 82 ans.

    M.A. Himeur

     

     

     


    votre commentaire
  • Par Mohamed Arezki Himeur
    (publié en 2013 dans Algérie Confluences)

    A son épouse qui lui demandait, à son retour à maison tard le soir, où il était passé de toute la journée, un taximen algérois répondit qu’il était parti en course dans un village du bout du monde.
      Il s’agit d’Ath Ouavane construit à près de 1.200 mètres d’altitude, sur le flan abrupt du col du même nom (Tizi n’Ath Ouavane) qui trône, lui, à environ 1.700 mètres d’altitude, sur le massif montagneux du Djurdjura, à 70 km au sud-est de Tizi Ouzou (170 km à l’est d’Alger).

    Rejoindre Ath Ouavane, un des 13 villages de la commune d’Akbil, n’est pas une tâche facile. La signalisation routière fait défaut. Comme partout ailleurs en Algérie, en zones montagneuses et enclavées. Il est relié au monde extérieur par une seule route étroite, parfois impraticable en hiver, parce qu’obstruée par des montagnes de neige isolant du même coup, pendant des jours, voire des semaines, Ath Ouavane des villages environnants.

    Ath Ouavane a durement souffert durant la guerre d’indépendance. Il a été l’un des premiers villages de Kabylie à faire l’objet de bombardements intenses et répétés au napalm des forces armées coloniales. Parce qu’il abritait le premier Poste de commandement (PC) des moudjahidine de la wilaya III. Le PC était installé dans la maison du défunt Dda Bélaïd, un homme respecté aussi bien par ses coreligionnaires que par les chefs des combattants de la région, y compris par le colonel Amirouche, Krim Belkacem et Abane Ramdane notamment. Arrêté et torturé, Dda Bélaïd a été tué, plutôt assassiné, par les militaires français sur la place du village, devant les habitants.

    Le premier « accrochage » entre Ath Ouavane et la France coloniale remonte aux débuts du siècle dernier. Les habitants du village ont
    réussi à tenir tête, à faire courber l’échine à un arrogant administrateur de la commune mixte du Djurdjura basée à Aïn El-Hammam (ex-Michelet).  Celui-ci a fait recours à tous les moyens répressifs de la colonisation pour déposséder et priver ce village montagneux et enclavé de sa principale et unique richesse : l’eau d’une source utilisée, depuis les temps immémoriaux, par les habitants pour l’arrosage des potagers et des petits jardins familiaux.  Mais sans succès. Les habitants d’Ath Ouavane ne s’étaient pas laissés-faire. Ils ont réagi en portant l’affaire devant la justice.

    Irrité par la ténacité de ces « indigènes » qui lui tenaient tête, l’administrateur les a acculés en faisant tomber sur eux « une véritable pluie de procès-verbaux », selon l’hebdomadaire L’Algérie politique et littéraire du 05 octobre 1913. « Et, sous prétexte de contraventions forestières, les malheureux sont condamnés à l'amende et à la prison », précise la publication. En dépit de ces dures sanctions,  les habitants d’Ath Ouavane n’ont pas fléchi. Mieux : grâce à leur opiniâtreté et mobilisation, ils ont réussi à récupérer leur source. Et ils ont, par la même occasion, remporté une grande victoire face à l’arrogant administrateur qui croyait les Kabyles finis, terrassés pour toujours, après la défaite de Fatma N’soumeur en 1857 à Icherriden,  près de Larba N’At Iraten (ex-Fort National), son arrestation et sa déportation à Béni Slimane, dans la région de Médéa, où elle mourut quelque temps plus tard.

    Il est vrai que l’affaire de la source a pris des proportions importantes. Elle a fait beaucoup de bruit. Au point d’amener la section d’Alger de la Ligue des droits de l’Homme à effectuer une enquête qui a établi « le bien fondé de la plainte des habitants d’Ait-Ouabane.»

    Ce fait historique explique, peut-être, l’amour que portent les habitants d’Ath Ouavane à ce précieux liquide, source de vie, qu’ils utilisent et répartissent entre eux avec équité. Leurs aïeux
    ont mis en place un système ingénieux, fait de rigoles reliées les unes aux autres, pour l'irrigation des jardins et des potagers. Ce village est vraisemblablement le seul, en Kabylie, à utiliser ce procédé qui ressemble à celui des foggaras de certaines oasis et régions du sud algérien.

    La mise en route de ce système de répartition équitable de l’eau qui déboule d’une source située au dessus du village a lieu à fin mai ou début juin de chaque année. L’opération est accompagnée, le même jour, par « timechret », un rituel ancestral consistant à immoler plusieurs veaux et bœufs. Les bêtes sont achetées grâce aux dons financiers et aux cotisations annuelles des villageois.

    Le principe de « timechret » fait une totale abstraction des classes sociales. Tout habitant du village des deux sexes, résident ou non-résident, riche ou pauvre, bébé ou vieillard, ouvre droit à une part égale à celles des autres. Le produit du sacrifice – viande et abats -- est réparti en fonction du nombre des membres de chaque famille.  A titre d’exemple, un couple bénéficie de deux parts, tandis qu’une famille de quatre membres ouvre droit à quatre parts.

    Le rituel de Timechret dépasse le cadre d’une fête ordinaire, coutumière. Il constitue, en réalité, une opportunité pour les habitants d’un village de se retrouver
      l’espace d’une journée dans une ambiance conviviale. Une ambiance rééditée périodiquement, ici à Ath Ouavane, à travers diverses manifestations culturelles, artisanales et économiques organisées par des associations du village animées uniquement par des bénévoles.

    Réputé pour son piment « très piquant » et sa célèbre forêt considérée, dès les débuts du siècle dernier déjà,
     comme « l’un des arboretums naturels les plus riches et l’une des stations botaniques les plus remarquables de tout le Nord de l’Afrique », Ath Ouavane, incrusté dans la surface du Parc national du Djurdjura, est revenu de très loin. Il a été complètement enseveli par un éboulement de montagne qui a fait 300 morts environ en janvier 1850. Sur les 80 familles vivant dans le village, seules neuf personnes ont survécu, selon la Revue Africaine de 1904.

    M.A.H.

     


    votre commentaire



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires