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    Par Mohamed Arezki Himeur
    Le Cap, revue bimensuelle, Alger

    C'est enfoncer une porte ouverte que d'écrire que  la littérature orale, qu'on appelle aussi la tradition orale, a perdu du terrain. Elle en perd chaque jour un peu plus. Elle est devenue un sujet de recherches dans de nombreux pays pour les ethnologues, anthropologues et autres spécialistes. Les veillées autour de l'âtre, près du feu, n'ont plus cours. Elles sont «hors champ», pour reprendre une expression à la mode depuis l'arrivée du téléphone portable en Algérie. Elle n'a pas résisté à l'irruption de la télévision et des autres outils et moyens de communication modernes.
    «Saraha raha», «Alhane wa chabab» de la télévision algérienne et les nombreux programmes, émissions, reportages, magazines «servis» sans interruption, de jour comme de nuit, parfois en direct, par les dizaines, voire les centaines de télévisions émettant à travers la planète ont écarté, isolé, voire tué culturellement les conteuses et les conteurs. Les grands-mères ne trouvent plus, à leur côté, en face d'elles, leurs petits-enfants à qui raconter une belle histoire, un magnifique conte. Elles disparaissent en emportant avec elles les trésors ancestraux.
    Même s'ils le désirent, les enfants, ballotés le soir entre les leçons et les devoirs scolaires, ne disposent plus de temps pour écouter des contes et autres récits épiques. Même lorsqu'ils disposent d'un court temps libre, ils préfèrent se mettre devant la télévision et regarder les programmes. Et ce n'est pas le choix qui manque. Il y en a pour tous les goûts et pour tous les âges.
    «Chaque fois qu'un vieillard meurt en Afrique, c'est une bibliothèque qui brûle», disait l'écrivain et ethnologue malien Amadou Hampâté Bâ, «diplômé de la grande université de la Parole enseignée à l'ombre des baobabs» (espèce d'arbre répandu en Afrique), comme il aimait se présenter. Une petite phrase, prononcée en 1960 à l'Unesco, mettant en évidence le grand savoir ancestral.
    Les berceuses, récits, épopées, contes, comptines, proverbes, mythes, légendes, fables et devinettes n'ont plus voix au chapitre. Les savoureuses veillées au coin du feu en hiver et sur la petite courette de la maison en été font partie de l'histoire ancienne. Les moments de communication entre générations sont devenus très rares. Le téléphone portable a réduit comme une peau de chagrin les contacts directs entre les membres d'une même famille et les amis
    Le SMS tend à remplacer «aberrah» (le crieur public) puisque, parfois, les avis de décès sont envoyés par le biais de ce nouveau moyen de communication, dans un message sec et froid. La même démarche commence, petit à petit, à s'installer concernant les condoléances. C'est la rançon du progrès, dit-on. De là à considérer la littérature orale comme une tradition «hors course», voire absurde, il n'y a qu'un pas. Déjà, certains jeunes et adolescents qualifient de «périmés» des pans entiers de la tradition orale.
    Pourtant, cette littérature orale a joué, autrefois, un grand rôle dans la structuration, l'éducation, la formation, le développement et la socialisation de l'enfant. C'est la masse des savoirs, des connaissances, des valeurs et des référents, acquis auprès des siens par le biais de l'oralité, qui permettait de passer de l'enfance à l'âge adulte. Cela se faisait sans trop de difficultés parce que l'enfant était bien armé, culturellement et intellectuellement, pour une telle évolution. Il était assez bien «outillé» pour développer de bons rapports avec ses semblables, la nature et l'environnement. Tout le monde était impliqué, à des degrés divers, dans la transmission, le transfert du savoir et des connaissances ancestrales à l'enfant.

    Tout passait par l'oralité

    «Dès l'enfance, nous étions entraînés à observer, à regarder, à écouter, si bien que tout événement s'inscrivait dans notre mémoire comme dans une cire vierge», écrivait M. Hampâté Bâ, auteur entre autres de «La Poignée de poussière» (contes et récits du Mali) et de «L'Étrange destin de Wangrin», Grand Prix de littérature d'Afrique noire (1974).
    C'est par le biais de l'oralité qu'on apprenait à l'enfant comment «devenir un membre de la communauté», nous confie Rachid Bellil, sociologue et chercheur au Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH) d'Alger.
    «L'activité pédagogique se fait d'abord au sein de la famille dans la société traditionnelle. Il n'existait pas d'institution. Le rôle d'une institution spécialisée est très limité. Je pense par exemple, dans certaines communautés, à l'existence d'écoles coraniques où l'on transmettait par l'écrit un savoir religieux. Globalement, tout passait par l'oralité», estime M. Bellil.
    Il cite l'exemple des devinettes qui étaient transmises à l'enfant «de manière orale et ramassée», sous la forme de questions-réponses. Les devinettes contenaient «des éléments essentiels de la connaissance sur l'environnement, l'environnement naturel physique : les plantes, les fruits, en un mot tout ce qui concerne la vie quotidienne. Elles étaient transmises de manière ramassée et aussi symbolique», ajoute-t-il.
    «On s'exerçant aux devinettes, l'enfant apprend à intérioriser la connaissance du groupe, sur son environnement et parfois sur lui-même. C'est un peu la même chose pour les contes, sous une autre forme, sous la forme imaginaire», relève M. Bellil.
    La devinette parle de choses réelles, concrètes. Par contre le conte, lui, fait appel à l'imaginaire. Il véhicule et transmet des valeurs, une connaissance de la situation géographique, des informations sur l'environnement naturel etc. «Par le biais de ces productions orales, on transmettait aux enfants le minimum, parfois beaucoup plus que le minimum, de la connaissance, du savoir qu'il doit maîtriser pour entrer dans la société», note l'auteur de l'ouvrage intitulé «Textes Zénètes du Gourara», dans la région de Timimoun (sud algérien) édité au CNRPAH en 2006.
    La poésie jouait aussi le même rôle mais à un niveau beaucoup plus élevé, élaboré, parfois maîtrisée par des initiés. Par le biais de la poésie, ce sont aussi des valeurs du groupe, leur vision de la vie et de la mort, leurs espoirs et déceptions, leurs activités quotidiennes, leur histoire qui se transmettaient. Mais «c'est une histoire qui n'a rien à voir avec l'histoire telle qu'on la connaît, écrite dans les livres d'histoire. Très souvent, il n'y a pas de référence, pas de datation», précise M. Bellil. Mais la poésie renferme des repères qui peuvent être très utiles pour l'historien, comme ceux évoqués, relatés, parfois avec force détails, par Si Mohand Ou M'hand, Youcef Oulefki, Ahmed Lemseyah pour ne citer que ces trois poètes, connus, de la région de Tizi Ouzou. Les récits, historiques ou autres, sont parfois très brefs. Cette brièveté est justement voulue, calculée, pour que les auditeurs, les membres du groupe, de la communauté à laquelle appartient le locuteur s'en rappellent et se les transmettent. «Il y a un minimum de données sur la société, sur les ancêtres qui sont transmises ainsi par le biais de l'oralité», relève M. Bellil.
    «Mais là encore, lorsqu'on étudie cette tradition orale, on s'aperçoit que, très souvent, elle ne dépassait pas l'horizon du groupe, de la communauté. C'est-à-dire on ne se transmettait que l'histoire de ses propres ancêtres. C'est un savoir assez limité, restreint au groupe», estime-t-il.
    «Lorsqu'on fait de la recherche sur le terrain, quand on s'adresse à un individu pour nous donner la tradition historique sur le village d'à-côté, il vous orientera vers les gens du village d'à-côté. Comme si, moralement, il n'avait pas le droit de parler des ancêtres du village voisin. C'est à leurs descendants de parler de leurs ancêtres», selon M. Bellil.
    Une donnée essentielle de la littérature orale est qu'elle se transmettait par le biais du corps humain. «Ainsi, si l'individu auquel on parle ne comprend pas la langue ou le dialecte, la transmission du savoir et la communication s'arrêtaient. Il faut être le locuteur de la langue pour pouvoir s'approprier et transmettre les éléments de la littérature orale», souligne-t-il.

    Recherches : l'Algérie accuse un retard

    L'orateur transmettait le savoir à des êtres «en chair et en os». Mais le savoir restera dans le cercle, dans le groupe. Il n'y a pas le côté anonyme de la tradition écrite, qui fait qu'«un individu peut se trouver le soir, tout seul dans sa chambre, et lire un ouvrage parlant des Mayas, des Touaregs ou de l'Inde qui se trouvent à des milliers de kilomètres de sa chambre. Donc, cette personne a accès à un savoir beaucoup plus vaste que la tradition orale. Et avec les techniques modernes, comme Internet, c'est toute la planète qui devient non pas un village mais un quartier d'un village», estime M. Bellil.
    La littérature orale véhicule le savoir d'un groupe, d'une communauté. Elle renferme sa mémoire collective, ses croyances, ses aspirations, ses valeurs, ses relations avec les autres groupes ou communautés, et ses rapports avec la nature, l'environnement etc. Les points de vue des  spécialistes diffèrent sur le devenir de la tradition orale après l'irruption en masse des technologies de l'information et de la communication, et l'avènement de la mondialisation qui se met en place. Est-ce fin de la littérature orale ? «Cela, on ne peut pas le dire», estime M. Bellil. Pour lui, les nouvelles technologies peuvent être bénéfiques pour la littérature orale. Internet, les CD, les DVD, les divers moyens d'enregistrement de sons et d'images peuvent servir de relais et de supports à la littérature orale. Avec ces supports, on n'a plus besoin d'entrer en contact direct avec le producteur ou le transmetteur de cette littérature.
    Il y a une trentaine d'années, Mouloud Mammeri qui étudiait l'Ahellil de Gourara se rendait sur place pour discuter avec les gens, les écouter parler de la tradition orale. A l'époque, ailleurs, on ne soupçonnait même pas l'existence de cet Ahellil de Gourara. Aujourd'hui, il y a des CD et on peut entrer en contact avec cette littérature orale sans se rendre sur place. «C'est toujours de la littérature orale qui circule mais avec des moyens nouveaux, avec une diffusion plus large», ajoute M. Bellil. Les supports comme Internet, les CD, les DVD, les Camescopes, les cassettes audio et vidéo etc. sont de nature à permettre à cette littérature de se transmettre.
    Mais cela ne veut pas dire que tout baigne dans le domaine de la littérature orale. Il y a des pans entiers de cette littérature qui disparaissent au fil du temps. D'où la nécessité, voire l'urgence, de créer, de mettre sur pied des centres de recherches et de lancer un véritable plan Orsec pour préserver ce qui reste encore à préserver de la tradition orale. Les centres de recherches les plus connus existant en Algérie sont le CNRPHA à Alger, dépendant du ministère de l'Education nationale, et le CRASC à Oran, placé sous la tutelle du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Ils sont considérés comme les deux organismes les plus actifs dans leur domaine.
    Il doit certainement y avoir aussi, au niveau des différentes universités, des «snippers», des chercheurs et des enseignants qui s'intéressent à la poésie, aux proverbes, contes, devinettes entre autres, mais à titre individuel.
    «Ce sont en général d'anciens étudiants qui ont rédigé leurs mémoires sur ces éléments. Et une fois devenus enseignants, ils ont poursuivi et poursuivent encore le travail de recherche au niveau empirique, au niveau de la collecte des données ou sur le plan formel, universitaire», estime M. Bellil. «Il y a aussi les départements de tamazight de Tizi Ouzou et de Béjaïa où des études sont menées sur la littérature orale», ajoute-t-il.
    Toujours est-il que les travaux de recherche sont faibles. L'Algérie accuse un retard dans le domaine. Au Niger, Mali, Sénégal, Burkina-Faso et dans d'autres pays du continent africain «la littérature orale est prise beaucoup plus au sérieux et depuis longtemps. Les premiers universitaires autochtones de ces pays ont pris conscience, depuis les années 50 et 60, de l'intérêt, de l'importance que représente la tradition orale», constate M. Bellil.
    Des études ont été réalisées en Algérie, mais le travail, dans son ensemble, demeure  relativement marginal. «Ce sont des individus qui se consacrent à ce domaine. Alors qu'au niveau institutionnel, on n'a pas favorisé les études sur la littérature orale. On peut même dire qu'au lendemain de l'indépendance, et pendant deux ou trois décennies, on a ostracisé la tradition orale», selon M. Bellil. «Parce que, ajoute-t-il, les décideurs de l'époque pensaient que seul le savoir écrit, seule la tradition écrite étaient dignes d'être étudiés, transmis, connus etc. Des pans entiers de la littérature orale ont été ainsi marginalisés, ignorés».
    Dans des régions où il y avait eu des chercheurs individuels, on a pu recueillir et sauvegarder certains domaines de cette littérature. «Mais il y a des régions où il n'y a pas eu de recherches, où la tradition orale a disparu ou en train de disparaître», relève notre interlocuteur.

    Protéger la langue pour protéger la tradition orale

    Bien sûr, la littérature orale, une fois fixée, perd beaucoup de sa «saveur», de son charme, de sa richesse, parce que certaines caractéristiques ne peuvent pas être reproduites par l'écrit, telles que l'improvisation, les rajouts, la gestuelle, l'intonation de la voie et même les silences qui jouent un grand rôle dans cette littérature. Ces éléments se perdent à la transcription, puis à la fixation. «Le message oral, à savoir le conte, le poème, l'épopée, le récit, la devinette etc. font partie de quelque chose de plus vaste qui est le corps de celui qui parle, qui transmet», dira M. Bellil. La posture du corps est de plus en plus étudiée actuellement. Pour réciter un conte, note notre interlocuteur, il faut que le conteur soit dans une position donnée, dans son environnement naturel. C'est ce qu'on appelle l'habitus corporel.
    «Evidemment, quand on lit un conte fixé dans un ouvrage, l'aspect corporal, physique, vivant, mouvant et dynamique disparaît. Mais, par le biais de cet écrit, je peux entrer en contact avec cette culture, cette tradition, cette littérature orale. Je peux aussi travailler dessus. A la limite, je peux prendre un linguiste qui maîtrise la langue dans laquelle est produite cette littérature orale et, ainsi, je peux étudier cette langue ou ce dialecte sans me rendre sur le terrain. Sur le plan scientifique, c'est une ouverture. On a plus besoin d'aller directement chez ces gens pour travailler sur leur langue, leur culture etc», dira M. Bellil.
    «Mais c'est vrai, ajoute-t-il, que le livre ne rend pas toute la richesse au moment de la transcription de cette littérature orale». De plus, le texte enregistré à un moment donné et publié plusieurs années plus tard sera définitivement figé, alors que la littérature orale évolue, s'enrichit, subit quelques retouches. Un conte, un récit subit des changements d'un conteur (ou conteuse) à un autre. Le texte n'est jamais le même à 100%. Car le conteur ou la conteuse crée en même temps qu'il/qu'elle transmet.
    Mais on ne peut avoir le beurre et l'argent du beurre. Mieux vaux une littérature orale figée, fixée sur du papier ou sur un autre support, qu'une littérature orale perdue à jamais. La fixation d'un texte ancien est positif parce qu'elle permettra aux générations futures d'avoir accès à des corpus recueillis, transcrits et publiés des dizaines d'années ou des siècles auparavant.
    Là aussi, les choses ne sont pas aussi simples qu'on peut le penser. Car la préservation de la littérature orale passe par celle de la langue qui la véhicule. La langue, c'est l'outil principal, fondamental de la préservation de cette littérature, martèlera M. Bellil. Tant qu'une langue est pratiquée, la littérature orale, la tradition orale et tout le savoir qu'elle véhicule se transmet, se perpétue. Mais si la langue disparaît, elle emportera avec elle tous les savoirs anciens.
    «La langue est quelque chose de vivant. Et s'il n'y pas une volonté de la sauvegarder, la préserver, la maintenir et la reproduire,  une langue en situation de fragilité risque, à terme, de disparaître, et, avec elle, disparaîtra un patrimoine immatériel qui se transmettait par cette langue», estime M. Bellil.
    «Il y a un choix à faire. L'humanité est à la croisée des chemins. Le monde s'oriente vers la mondialisation, l'uniformisation. Si on veut préserver la diversité culturelle de la même manière qu'on préserve ou qu'on tend à préserver la diversité biologique au niveau mondial, il faut qu'il y ait la volonté de le faire.La préservation de la diversité culturelle est le seul moyen de permettre la survie et la transmission de ce patrimoine universel », selon M. Bellil.
    Quatre-vingt-dix pour cent (90%) des 6 000 langues parlées dans le monde auront disparu au tournant du prochain siècle sous l'effet de la mondialisation, estime Mark Abley, auteur du livre «Parlez-vous Boro ? Voyage aux pays des langues menacées» publié en 2006. «Nous protégeons les espèces animales, mais que fait-on pour protéger ces trésors de l'esprit humain?», s'est interrogé cet ancien journaliste.

    M.A.H.


    Qu'est ce qui est tradition orale et tradition scripturaire ? 
    Il n'est pas aisé de trancher. De soutenir que l'ensemble de la littérature orale n'est qu'oral, que la littéraire écrite n'est que scripturaire. Il existe certainement des relations, des passerelles entre ces deux genres de traditions. C'est du moins ce pensent certains anthropologues, ethnologues, sociologues et autres spécialistes.  Ils se sont aperçu que, bien souvent, il y a des traditions orales qui sont passés dans l'écrit grâce à un chroniqueur ou à quelqu'un qui avait accès à l'écrit. Et c'est devenu de l'écrit, alors que le texte original était puisé de la tradition orale, et vice-versa.
    Il y a des domaines ou des aspects de la connaissance, du savoir, de la littérature écrite qui sont passés dans l'oralité. C'est le cas du calendrier agraire, de traités sur l'agriculture, l'irrigation etc. Les agriculteurs, les populations se sont répétés, transmis ces connaissances oubliant qu'à l'origine elles provenaient de la tradition écrite.
    « Il y a des passerelles entre l'oral et l'écrit. Ce ne sont pas des domaines complètement séparés », estime Rachid Bellil. « C'est vrai que lorsqu'on dit littérature orale, on suppose, on désigne des types de sociétés. Même si elles connaissent l'écriture, celle-ci n'est pas diffusée de manière globale dans la société », ajoute-t-il.
    « Par exemple, en Kabylie, au Gourara, en Afrique du Nord, il y a des communautés au sein desquelles la tradition est globalement orale, les gens exprimaient leurs savoirs de manière orale. Il existait dans ces communautés des lettrés, mais ils étaient marginaux. La production écrite ne circulait pas de manière massive dans la société faute d'écoles, de livres et de manuels. La tradition écrite circulait de manière restreinte. Les livres se transmettaient par héritage. L'ensemble de la société n'avait pas accès à la tradition écrite », selon M. Bellil.
    « Aussi, quand on arrive dans cette société, on avait l'impression qu'il n'y a que la tradition orale. Mais en cherchant bien, on pouvait trouver de la littérature écrite », relève-t-il.
    La tradition écrite n'est pas née du néant. Elle a certainement été influencée par la littérature orale, peut être même constitue-t-elle son socle et prolongement, notamment dans la classification des genres. Les contes, les fables, les récits, ont bien existé dans des sociétés et des communautés sans écritures. Ils ont probablement inspiré bien des éminents auteurs de la Grèce antique. Mais là est une autre histoire qui appartient aux spécialistes.

    M.A. Himeur


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  • Par Mohamed Arezki Himeur
    Le Cap, revue bimensuelle, Alger

    Zouvga. Inutile de se précipiter sur la carte ou de lancer Google Earth. Ce nom ne figure nulle part.  C'est celui d'un village modèle, construit là haut, sur le flanc de l'une des innombrables montagnes et collines du Djurdjura, en Kabylie. Le village est sorti de l'anonymat un jour de 2007. Son nom est apparu, pour la première fois, en gros caractères, sur les colonnes de plusieurs quotidiens de la presse nationale. Et de belle manière : il venait de remporter, haut la main, le premier prix du village le plus propre de la wilaya de Tizi-Ouzou. Initiative à laquelle ont adhéré, parfois avec enthousiasme et ardeur, les villages de la région.
    Mais, au-delà de la distinction tant convoitée par les uns et les autres, l'initiative a permis un «toilettage» salutaire dans de nombreux villages, le retour, ou plutôt le raffermissement de l'esprit de solidarité d'antan. Ce qui n'est pas peut dire par les temps qui courent, caractérisés par l'individualisme, le chacun pour soi, devenus une sorte d'«étalon» et de valeur pour certains. Mais la greffe de l'individualisme n'a pas pris. Elle a subi un rejet, comme le montrent toutes ces initiatives communautaires revenues en force ces dernières années dans bon nombre de villages.
    «Chassez le naturel, il revient au galop» dit-on. C'est le cas du bénévolat et de la solidarité , deux  valeurs sûres» qui ont joué à fond, pur ne citer que cet exemple, lors des fortes chutes de neige qui ont isolé complètement, durant plusieurs jours, des communes entières durant l'hiver 2004/2005 en Kabylie.
    Zouvga, qui compte aujourd'hui entre 1 200 et 1 300 âmes, se trouve à quelques 70 kilomètres à l'est de Tizi-Ouzou. Ses habitants ne cachent pas leur satisfaction d'avoir remporté le prix du village le plus propre de la wilaya. Mais ils ne sont pas pour autant grisés par le succès. Ils continuent «leur petit bonhomme de chemin», sur le même rythme, en cultivant et en entretenant, chaque jour un peu plus, l'esprit de solidarité, en renforçant l'organisation du Comité, en suivant de près l'entretien des infrastructures collectives et aussi et surtout, en réfléchissant à d'autres projets à réaliser, à d'autres batailles à gagner sur l'adversité du terrain afin de rendre la vie moins pénible, plus paisible dans leur village. C'est l'objectif des hommes, des femmes et des enfants de Zouvga.
    M. Amara Ouadfel, membre du Comité du village et élu municipal de sa commune d'Illilten, comme du reste les autres villageois, ne tirent aucune gloriole du prix remporté. Pour eux, «les habitants d'aujourd'hui de Zouvga n'ont rien inventé. L'organisation sociale du village est aussi vieille que le village lui-même. Elle est ancestrale. Nous avons suivi la voie tracée par nos anciens». Durant les années 40, Zouvga était l'un des rares villages à disposer de toilettes publiques, pour les étrangers de passage. «C'est pour vous dire que Zouvga a de tout temps été un village organisé, dans le cadre de ce qu'on appelle en Kabylie Tajmat ou Assemblée du village», dira M. Ouadfel.

    Tajmaat, organisation ancestrale

     Les préoccupations et les problèmes collectifs, parfois même individuels, internes et externes du village, les démarches administratives auprès des autorités, relèvent de la compétence et des prérogatives du Comité. M. Ouadfel est membre de ce Comité depuis 22 ans. Il jouit, comme les autres membres de cette structure ancestrale, de la confiance et de l'estime de ses concitoyens.
    Il a été élu la première fois en 1986 puis réélu, avec plusieurs autres de ses compagnons, à chaque renouvellement des membres du Comité, lors d'Assemblées générales de l'ensemble des habitants.
    Le Comité, reconnu par les autorités, constitue l'interface entre les habitants et les pouvoirs publics. Il compte en tout 28 membres. Tous des bénévoles, des volontaires, ne percevant aucune prime ou indemnité. Quinze d'entre eux sont désignés membres du Bureau chargés de la gestion des affaires courantes mais aussi de mener à bon port les projets initiés et adoptés par le village.
    Le Bureau compte trois commissions. La première s'occupe de l'arbitrage et du règlement des différends pouvant surgir entre les citoyens, la deuxième active dans le domaine social en apportant aide et assistance aux démunis, tandis que la troisième a pour mission le suivi des projets engagés dans le cadre des opérations de bénévolat et de volontariat. «Tout le monde fait dans le bénévolat, le volontariat. Seules deux personnes perçoivent une indemnité : une femme de ménage qui s'occupe de l'entretien et de la propreté de la crèche qui accueille une quinzaine d'enfants et un agent chargé du ramassage des ordures ménagères à l'aide d'un petit tracteur», dira M. Ouadfel.
    La caisse du village est alimentée par des cotisations fixées à 100 DA par mois et par maison, ainsi que  par  une  chétive,  pour ne pas dire ridicule, subvention de l'Etat tournant entre 70 000 et 80 000 DA par an. En fait, le gros des ressources provient de l'émigration. «Ighriven» (les émigrés) constituent le maillon fort de la chaîne de solidarité. C'est une sorte de FMI du village. Car Zouvga, comme tous les villages de Kabylie, compte une forte communauté d'émigrés, établie principalement en France. C'est elle qui finance les gros projets collectifs.
    «Lorsqu'il y a un projet à réaliser au profit du village, nos émigrés se mobilisent et font des quêtes. Ils disposent, eux aussi, d'un petit comité calqué sur celui existant au village, dont les principales missions sont de collecter des fonds parmi les émigrés originaires du village et aussi, de rapatrier les corps des émigrés de Zouvga décédés à l'étranger», selon notre interlocuteur.
    Une autre partie des fonds de la caisse du village et non des moindres, atteignant parfois entre 350 000 et 400 000 DA annuellement, provient aussi des dons collectés lors de la fête traditionnelle d'«Assensu» (offrande) du mausolée de Azrou N'Thor (rocher du zénith) culminant à plus de 1 850 mètres d'altitude, avec une vue imprenable sur une grande partie de la Kabylie. La fête a lieu tous les ans, pendant trois week-ends successifs au mois d'août. Elle est organisée à tour de rôle par les villages de Ath Atsou, Ath Abdellah et Zouvga. «Assensu» de Azrou N'Thor draine, chaque week-end, des milliers de pèlerins et de visiteurs venant de toutes les régions de Kabylie et d'ailleurs.

    De l'eau potable dans chaque foyer

    Pour permettre au Comité du village de démarrer ses activités, au milieu des années 80, les habitants de Zouvga ont été amenés, à plusieurs reprises, à «mettre la main à la poche». Des quêtes ont été organisées pour alimenter la caisse du village. Ce qui fut fait, chaque fois, sans grandes difficultés. Les quêtes ne sont plus organisées aujourd'hui. Les projets sont financés avec les fonds provenant des cotisations mensuelles des habitants du village, sédentaires et émigrés confondus.
    Le premier projet, important, réalisé par le Comité élu en 1986, sur les fonds propres de la caisse du village, a été de ramener l'eau potable et de l'introduire dans chaque foyer. C'est un projet qui avait coûté beaucoup d'argent et des dizaines de journées de volontariat. Il a mobilisé tout le village pendant de longs mois. Surtout qu'il fallait, auparavant, construire un réservoir et récupérer l'eau de plusieurs sources éparses qui se perdaient dans la nature, vers les ruisseaux situés en contrebas du village.
    «J'avoue que ça n'a pas été une tâche facile, une tâche de tout repos», nous a confié M. Ouadfel. Car il a fallu, ensuite, installer une canalisation sur environ 6 km afin de drainer ce précieux liquide à partir de la montagne vers les robinets des maisons. La construction du réservoir et l'installation de la canalisation ont été entièrement réalisées par le village, sur ses fonds propres et grâce au bénévolat et au civisme de ses enfants.  Le volontariat dans ce genre d'opérations, il faut peut-être le préciser, est généralement obligatoire. Il ne viendra d'ailleurs pas à l'esprit d'un habitant de se défiler lorsqu'il s'agit de participer à une réalisation collective, au profit de son village. Bien entendu, des exceptions existent, mais elles sont rares. Elles passent inaperçues devant la mobilisation des autres villageois.
    A Zouvga, les habitants sont amenés à mettre la main à la pâte, et aussi à la poche pour financer l'achat des produits et matériaux (tuyaux, ciment, sable etc.) nécessaires à la construction de l'ouvrage.
    Aujourd'hui, l'eau coule dans les robinets des maisons de Zouvga. Finies les corvées d'autrefois, lorsqu'il fallait - qu'il vente, qu'il pleuve ou qu'il neige - parcourir des kilomètres à travers les sentiers, parfois abrupts, pour s'approvisionner en eau potable à partir des fontaines. Le problème n'est pas définitivement réglé. La construction d'un autre réservoir et d'une bâche d'eau fait partie de la feuille de route du Comité du village. Ces deux projets seront, cette fois-ci, financés par l'Etat, sur le budget de la Direction de l'hydraulique de la wilaya de Tizi-Ouzou. «L'insuffisance en eau  potable constitue le plus gros problème de notre village et des villages voisins», reconnaît M. Ouadfel.

    Les villageois ont joué le jeu

    Cela n'a pas empêché les habitants de regarder plus loin, de se pencher sur d'autres questions intéressant la collectivité. C'est le cas de la protection de l'environnement. Ce problème figure parmi leurs préoccupations. Zouvga a été l'un des premiers villages à réaliser, dès 1987, une déchetterie. L'achat d'un petit tracteur équipé d'une benne, pour le ramassage des ordures ménagères, date de cette même année. La prise en charge du problème de l'assainissement et l'installation des conduites pour évacuer les eaux usées et les eaux de pluie remonte, elle, à 1967/1968.
    En fait, la protection de l'environnement et la préservation du cadre de vie sont, depuis toujours, au centre des préoccupations de Zouvga. «Notre petit village avait pris une longueur d'avance sur la communauté internationale», nous a chuchoté à l'oreille, en plaisantant, un jeune du village. «Les habitants ont joué le jeu. Ils participent à l'organisation sociale du village. La réussite, le succès des projets et des actions engagées a été obtenu grâce à leur civisme, à leur permanente mobilisation», a déclaré M. Ouadfel, en présence du président de l'APC d'Illilten qui se trouvait à Zouvga au moment de notre passage, un vendredi, jour de repos hebdomadaire.
    A Zouvga, la formule «pollueur payeur» est en vigueur. Il est strictement interdit de jeter les ordures n'importe où, y compris dans son propre champ ou terrain. De grandes poubelles, comme celles installées devant les immeubles à Alger, mais plus propres, sont placées en plusieurs endroits du village. Si jamais quelqu'un est surpris en train de jeter ou de déposer des ordures ailleurs que dans les poubelles, il est passible d'une forte amende. Les habitants ont adhéré et accepté ce règlement. C'est  d'ailleurs eux qui l'ont élaboré et adopté.
    Un étranger qui débarque, pour la première fois à Zouvga,  est agréablement surpris de découvrir que les petites ruelles escarpées du village sont tapissées de belles dalles en pierre noire. L'opération a été réalisée durant les années 90. Les dalles ont été ramenées de Beni Mansour, dans la wilaya de Béjaïa, par des villageois dans le cadre des opérations de «tiwizi», de volontariat. «Beni Mansour, c'est loin. Ce n'est pas la porte à côté», dira M. Ouadfel, pour expliquer, nous faire sentir les difficultés rencontrées et les sacrifices consentis afin d'embellir le village.

    Le règne de «Tiwizi»

    Les habitants de Zouvga ne se sont pas arrêtés en si bon chemin. Ils sont entrain de réaliser une bâtisse de plusieurs étages. Elle est achevée à 80% environ. Les salles, spacieuses, sont agencées de telle sorte qu'elles puissent accueillir toutes sortes d'activités : les réunions mensuelles de l'Assemblée du village, les fêtes de mariages et de circoncisions, les spectacles, les cours de soutien aux élèves. Elle compte aussi une médiathèque équipée de micro-ordinateurs au profit des jeunes. Les traditions caractérisées par le respect des coutumes ancestrales de l'organisation sociale et modernité marquée par les paraboles placées comme des champignons sur les toits des maisons cohabitent à merveilles.
    A quelques pâtées de maisons plus loin, une petite crèche occupe une pièce d'une maison, accueille quotidiennement les petits enfants, libérant ainsi les mères pour mieux s'occuper de leurs activités à la maison, dans les champs, l'enseignement etc. La structure, créée durant les années 90, est dotée de matériels et équipements nécessaires à l'éveil des chérubins. Le rez-de-chaussée de la bâtisse abrite, provisoirement, les sièges de l'association culturelle et de l'association sportive, en attendant l'achèvement de la construction de l'immeuble situé sur la placette du village.
    Autres actions à mettre à l'actif des habitants : la réalisation d'une unité de soins «entièrement financée et équipée grâce à la caisse du village».  Elle dispose d'une infirmière permanente et d'un médecin généraliste qui assure des visites tous les jeudis. Ils sont payés par l'Etat. Il y a aussi la création d'une aire de jeu, pas loin de la placette du village ou se trouve un taxiphone qui joue aussi le rôle de boîte postale.
    Les disparus ne sont pas oubliés. Le cimetière, clôturé pour empêcher les bêtes de s'y introduire, ressemble à un jardin public par ses côtés entretien et propreté. Cette «dernière demeure» de l'être humain sera illuminée la nuit par des lampadaires actuellement en cours d'installation. La mosquée, limitrophe du cimetière, a subi, elle aussi, des aménagements importants et coûteux.
    Sur la placette du village, propre comme un sou neuf, est érigée une stèle représentant un homme entrain de fabriquer des ustensiles traditionnels de cuisine en bois à l'aide d'une «machine» manuelle ancestrale. Juste en face, près de la mosquée et au dessous du futur siège du Comité du village et des associations culturelle et sportive, deux fontaines, aussi anciennes que le village, sont bien entretenues. Elles continuent de déverser, en continu, une eau tiède en hiver et fraîche en été. Sacrée nature !
    A Zouvga, tous les projets et lieux collectifs sont pris en charge, bénéficient de la même attention et du même traitement de la part du Comité du village. Aucun secteur ou domaine n'est valorisé par rapport à un autre. Si l'eau, source de vie, bénéficie d'un traitement de faveur, il en est de même aussi pour l'assainissement, la protection de l'environnement et l'amélioration du cadre de vie.
    A la sortie de Zouvga, sur le chemin du retour, de nombreux jeunes hommes travaillaient d'arrache pied, et dans la bonne humeur, afin d'achever, avant la tombée de la nuit, la réalisation de la dalle d'une maison en construction. Brouettes et pelles pour transporter et répandre le sable et le ciment étaient en action. Malgré un froid glacial, les jeunes de Zouvga étaient nombreux, ce jour-là, à répondre présents, à se mobiliser dans l'esprit de «tiwizi» (volontariat) ancestrale, afin d'aider l'un des leurs à couler la dalle de sa nouvelle maison.
    Ainsi va la vie dans les hautes montagnes de Kabylie, une vie rythmée par des moments de peine et de joie, d'entraide et de solidarité mais aussi de difficultés et de chômage qui frappe de plein fouet les jeunes.
    A Zouvga, au moins 40 pour cent des jeunes sont des «géomètres», des «métreurs de routes» (tsektilin avrid). Ainsi appelle-t-on les jeunes chômeurs dans certaines contrées de la région. Inactifs, ils passent leur temps à flâner, sans but précis, à travers les routes et les sentiers pour tuer... le temps, en attendant des jours meilleurs.

    M. A. H.

     


    1 commentaire

  • Placette du village de Zouvga...

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  • Une vieille maisonnette de Zouvga construite à base de terre et de pierre uniquement. Chaude en hiver et fraîche en été.

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  • Un outil ancestral servant à produire des ustensiles de cuisines en bois (plats, cuillères etc.). C'était bien avant l'invasion du plastique et de l'aluminium...

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