Par: Mohamed Arezki Himeur
Notre Afrik
Magazine panafricain, N° 10 avril 2011
«Ce n’est pas parce qu’il a 65 ou 70 ans qu’un interprète doit s’interdire de chanter l’amour. Les chansons d’amour sont éternelles», martèle Slimane Chabi pour justifier son affection tardive pour ce genre musical. Pour lui, un interprète se doit de chanter sur tous les thèmes.
Mais Slimane Chabi aime plutôt, dans ses chansons qui marient admirablement humour et dérision, à mettre le doigt là où ça fait mal. Un véritable objecteur de conscience, constamment en butte à la censure des autorités de son pays …
La chanson d’amour ne vieillit pas .Elle traverse des générations, enjambe allègrement des siècles sans prendre une seule ride, surtout lorsqu’elle est bien conçue et élaborée, dira Slimane Chabi, en réponse à une question sur son «intrusion», à travers son dernier album, dans ce genre musical. Jusque-là, il était connu comme chanteur comique, utilisant l’humour et la dérision pour lancer des flèches, critiquer et fustiger le pouvoir, la corruption et les travers de la société.
Il cite l’exemple de cheikh El-Hasnaoui (1910-2002): « Il avait raccroché son mandole en 1967, mais ses chansons sont encore appréciées, recherchées par les mélomanes. Ce sont des chansons qui ne vieilliront jamais! ». Les programmes politiques changent, les politiciens eux-mêmes retournent leurs vestes avec fracas parfois, les sociétés humaines évoluent et se transforment, mais la chanson d’amour demeure, toujours égale à elle-même, estime-t-il.
Cela fait maintenant 45 ans que Slimane Chabi évolue dans un genre de chant qu’il affectionne, qu’il chérit plus que tout autre: la chanson comique, de dérision. Un genre dans lequel il évolue avec aisance, comme un poisson dans l’eau. Un style difficile qui explique, peut-être, pourquoi il n’est pas trop «côtoyé» par les interprètes, n’inspire pas beaucoup les paroliers. Car, faire rire, manier l’humour, jouer de la dérision, n’est pas donné au premier venu.
C’est un art. C’est aussi une arme, percutante, redoutable, pour celui qui sait s’en servir. Slimane Chabi apprécie le comique, mais il aime en faire aussi. Une grande partie de son répertoire – plus de 150 chansons - est composé de
chants et de monologues comiques. Déjà, lorsqu’il n’était pas « plus haut que trois pommes » comme on dit, c’est-à-dire quand il était enfant, il avait un faible pour ce type de chanson. C’était son genre préféré. «Avec l’humour, on peut faire passer beaucoup d’idées. Voyez Mohamed Fellag. Cet «one man show» est un monstre de l’humour. Il fait rire, mais il fait passer plein d’idées sérieuses dans ses textes», estime-t-il.
Parler avec humour de choses sérieuses
Slimane Chabi est né en 1945 à Tissemsilt, dans l’Ouest algérien. La sortie de son premier disque, un 45 Tours, remonte à 1965. La tentative fut infructueuse. Désenchanté, il prend ses distances avec la scène artistique. Il refait surface sept ans plus tard, cette fois-ci à Paris, en 1972-1973, avec une poignée de chansons, dont une fameuse sur le chat «qui est et restera toujours un chapardeur».
Mais ses textes, son prénom et l’intonation de sa voix, considérés comme trop proches de ceux de Slimane Azem, chanteur algérien interdit à l’époque dans son pays, lui ont joué un mauvais tour. La censure, bête, méchante et idiote, lui a barré l’accès à l’antenne. C’était en 1975. « Soit c’est Slimane Azem qui te donne les textes, soit tu t’inspires de lui. Cette chanson ne passera pas», lui balança à la figure un membre de la commission de lecture, de censure en
vérité, chargée de passer au peigne fin les textes des chansons avant leurs enregistrement et diffusion sur les ondes.
Une mesure qui a désarçonné Slimane Chabi. «J’ai été tellement dépité et contrarié par cette réflexion que j’ai fracassé ma guitare en mille morceaux en rentrant chez moi», se rappelle-t-il encore aujourd’hui. Résultat: Slimane Chabi raccroche. Il se retire une nouvelle fois de la scène artistique, dépité et découragé. «J’ai arrêté de chanter et d’éditer, mais je continuais quand même à écrire», nous a-t-il confié. Le retrait sera long et plus dur à supporter parce qu’il résulte d’un acte de censure, d’un déni d’expression. La censure, il la subit encore aujourd’hui: il n’est jamais passé à la télévision, il n’a jamais été programmé dans des concerts de musique organisés dans le pays et une partie de ses chansons sont «prohibées» sur les différentes chaînes de la radio publique émettant en berbère.
Slimane Chabi reprend la guitare en 1982 avec la même verve et la même détermination à poursuivre dans la voie qu’il s’est tracée depuis 1965: la chanson comique et de dérision. Il revient avec, dans ses bagages, des textes encore plus percutants de Mohand Ouyahia. «Un homme qui a beaucoup apporté, beaucoup donné» à la culture kabyle, en traduisant et en adaptant des œuvres universelles, souligne-t-il.
L’artiste est le reflet de la société
Aujourd’hui encore, Slimane Chabi persiste dans le même créneau. Il aborde avec humour des sujets sérieux. Comme le mariage, auquel il consacre une chanson dans son dernier album. Evidemment, ce n’est pas le mariage lui-même qui est
pointé du doigt, mais plutôt «l’ambiance ruineuse» de sa préparation et de son déroulement, fustigée avec dérision. «Je ne comprends pas pourquoi les gens se compliquent l’existence.
Si l’intention d’un jeune garçon et d’une jeune fille est de fonder un foyer, je ne vois pas pourquoi ils doivent se livrer à une débauche de dépenses financières. En définitive, les gens vivent non pas pour eux-mêmes, mais plutôt par rapport aux regards des autres, pour impressionner les autres. On n’arrive pas à sortir de ce moule», constate-t-il.
Il y a aussi d’autres facettes du mariage qui ne se prêtent pas au comique. Comme celle d’un projet qui n’aboutit pas. «Des jeunes peuvent se fréquenter durant 4 à 5 ans, peut-être plus, sans voir leur projet d’union se concrétiser,
faute de logement, de travail etc. C’est dramatique, mais c’est la réalité», lâche-t-il avec amertume.
Ce thème aussi est évoqué, cette fois-ci avec sérieux, par le chanteur dans son dernier album, parce qu’il y a des aspects, des volets d’un même sujet qui ne peuvent pas être traités sous une forme comique, humoristique, avec dérision.
On peut railler, ironiser, moquer la mort par exemple, mais pas une situation poignante comme celle d’un jeune confronté aux vicissitudes dramatiques de la vie, de l’existence, relève-t-il.
Un nombre important de ses chansons et monologues sont consacrés à l’enseignement. «Aujourd’hui, si tu ne possèdes pas le savoir, tu n’es rien. Mais cela dépend aussi de l’enseignement dispensé dans nos établissements scolaires. Il faut encourager l’enseignement qui ouvre les yeux et l’esprit, qui célèbre la beauté et la vie, qui incite les gens à réfléchir d’eux-mêmes et bannir l’enseignement qui inculque des idées de violence, qui distille du venin dans les cerveaux, qui pousse à l’intolérance, à la brutalité, à la réduction des libertés», dit-il.
La chanson et les monologues comiques sont un vrai refuge pour Slimane Chabi: «Sans cela, je serais devenu fou. Chaque fois que je vois quelque chose aller de travers, je saisi mon stylo et je couche l’idée sur le papier. Je n’y peux
rien. Je suis comme ça!» Est-il un chanteur engagé? «Non, je suis plutôt un chanteur “dégagé”», lâche-t-il en s’esclaffant. «Un chanteur engagé est celui qui défend, qui est engagé pour une cause. Moi, des causes, j’en ai plusieurs. En vérité, je fais de la chanson comique, en abordant des sujets politiques et sociaux. Je parle de la vie de tous les jours, pour être précis», ajoute-t-il.
Slimane Chabi, qui publie pour la première fois sa photo sur un corpus, est en train de peaufiner deux nouveaux albums. Il a, dans le même temps, décidé de se lancer dans la vidéo, afin de mettre en image certains de ses monologues et
chansons. «L’image, c’est très important. C’est l’avenir», souligne-t-il.
M.A.H