• Bab El-Oued by night



    Par Mohamed Arezki Himeur

    (Le CAP, revue bimensuel, Algérie)


    Dès la fin de l'après-midi, lorsque la chaleur torride de l'été amorce son déclin, que le soleil entame son retrait derrière les collines de Bouzaréah, le front de mer connaît une grande affluence. Reportage dans Bab El-Oued by night.



    Bab El-Oued n'a pas usurpé sa réputation. Il est l'un des quartiers les plus animés, le cœur palpitant d'Alger. Il a complètement changé depuis les inondations de novembre 2001. Dès la fin de l'après-midi, lorsque la chaleur torride de l'été amorce son déclin, que le soleil entame son retrait derrière les collines de Bouzaréah, le front de mer connaît une grande affluence. Il est pris d'assaut, envahi par des centaines de familles, de couples et de badauds. Il est vrai que les aménagements réalisés par le défunt gouvernorat d'Alger, après les dramatiques inondations d'il y a sept ans, y sont pour beaucoup. Ils ont donné un nouvel aspect, une nouvelle image au quartier.

    Mohamed est un Blidéen d'adoption. Originaire de l'une des montagnes de Tizi Ouzou, il est installé depuis une vingtaine d'années dans la capitale de la Mitidja. C'est dans la « ville des Roses » qu'il a fait son cursus universitaire. C'est dans cette même ville qu'il a jeté l'ancre, où il travaille.
    «C'est un endroit agréable pour la promenade, avec une vue splendide sur le large», dit-il du site El-Kettani. Son épouse, enceinte de quelques mois, approuve, d'un hochement de tête accompagné d'un sourire, le verdict, le constat de son mari.

    «On est venus humer l'air frais de la mer », dit-elle. Le couple a rejoint le front de mer quelques minutes seulement après son arrivée à Bab El-Oued.

    Mohamed y vient régulièrement pour voir sa mère habitant le quartier depuis les années 1970. Et, à chaque visite, il profite de l'occasion pour faire une escapade vers El-Kettani, aller flâner sur le font de mer, se faire caresser le visage par la brise marine. Il n'est pas le seul à tomber sous le charme d'El-Kettani. «Le site est tout le temps animé. De jour comme de nuit. Il attire beaucoup de monde, en majorité des familles et des couples, même des femmes seules accompagnées de leur progéniture. Les gens viennent en toute saison, sauf lorsqu'il pleut ou qu'il fait trop froid », selon Moulay, un sexagénaire qui vit dans le quartier depuis plus d'une trentaine d'années. « Les gens viennent de partout, de tous les quartiers d'Alger, notamment d'Alger-Centre, El-Biar, Hydra, Belcourt, El-Mouradia, mais également de Birkhadem, des Eucalyptus, de Bordj El-Kiffan et même de Rouiba», ajoute-t-il.

    El-Kettani et R'mila, plages des pauvres !  

    Pendant la période estivale, le front de mer de Bab El-Oued connaît, quotidiennement, deux périodes d'animation différentes, mais complémentaires. Le jour, les plages d'El-Kettani (ex-Padovani) et R'mila affichent complet. Elles sont noires de monde. Elles arrivent difficilement à contenir la foule, immense et compacte, des baigneurs et autres estivants, parmi lesquels figurent des familles entières. Les parasols sont collés les uns contre les autres, faute de place. Il n'est pas facile de trouver un moindre espace de sable pour étaler sa serviette ou sa natte. Inutile de scruter l'étendue du sable : il n'y pas l'ombre d'une jeune fille ou femme en maillot de bain. Par contre, des femmes n'hésitent pas à faire trempettes tout habillées, aux côtés de leur progéniture. La majorité d'entre elles sont de Bab El-Oued, d'autres quartiers voisins de Climat de France ou de la Casbah.

    El-Kettani et R'mila sont des plages des pauvres ? C'est vrai. Ceux qui disposent d'une voiture préfèrent s'éloigner, aller vers les grandes plages des localités à l'ouest et à l'est d'Alger. Mais ici, on se baigne et se bronze presque gratis. On ne débourse pas un sou pour le transport et la nourriture. On ramène tout de la maison : le sandwich, l'eau ou la bouteille de limonade. Mieux, certains baigneurs, surtout les enfants et les adolescents, rentrent chez  eux à midi pour déjeuner et reviennent sur la plage une ou deux heures plus tard. «Pourquoi aller à Sidi Fredj, Zéralda, Staouéli, Bordj El-Bahri ou ailleurs, se faire bousculer, écrabouiller dans les fourgons de transport de voyageurs et revenir éreintés pour le même résultat : se baigner et se dorer au soleil ? Dans ce cas, je préfère El-Kettani», martèle Mahmoud, 25 ans, infographe stagiaire dans une boite de communication. Durant la période estivale, depuis deux ans, il vient au moins deux fois par semaine, après le travail en semaine, «piquer une tête» à El-Kettani ou tout simplement déambuler sur le sable ou l'esplanade, contempler la Grande bleue, écouter les vagues caresser le sable et lécher les rivages de la plage. «Ces bruits, ces sonorités donnent une sensation agréable. C'est reposant pour la tête», lâche Hamid, son ami, ex-employé dans une usine de chaussures qui a baissé rideau depuis l'invasion du marché algérien par des produits chinois. Plus loin, à droite, c'est la piscine El-Kettani, «alimentée» avec de l'eau de mer. Elle est pleine comme un œuf.

    «Les hommes en blancs» (policiers en tenue d'été) arpentent, de long et large, El-Kettani et R'mila, désormais réunies en une seule plage depuis que les gros rochers qui délimitaient leurs «territoires» respectifs ont été enlevés. Des policiers tout de blanc vêtus et des agents de la Protection civile veillent au grain. Les uns assurent la quiétude et la tranquillité des estivants, les autres surveillent les rivages, l'œil rivé sur les baigneurs, notamment les enfants parfois inconscients des dangers de la mer. Ils prennent leurs quartiers sur la plage dès les premières heures de la matinée, du 1er juin jusqu'au début septembre.

    Le soir, une autre animation

    Le soir, El-Kettani connaît une autre animation. L'ambiance nocturne est moins turbulente et trépidante que celle du jour. Comme dans la journée, le site attire des centaines de personnes. Des familles et des couples viennent de partout pour flâner, prendre le frais. Il est 22 heures. Il y a encore du monde sur la plage El-Kettani. Des enfants jouent dans l'eau encore chaude, sous la surveillance de leurs parents assis tout près sur des chaises en plastique ramenées de la maison. Profitant de l'obscurité, des femmes en hidjab s'approchent de l'eau et « piquent une tête » tout habillées. Elles ressortent les vêtements collés sur leurs corps mais toutes joyeuses, comme des enfants.

    Agglutinés sur les bords de l'esplanade, face à la mer, des couples contemplent l'horizon. Derrière eux, des adolescents poursuivent l'interminable partie de football commencée il y a plusieurs heures. Ici, il n'y pas d'arbitre pour siffler la fin de la rencontre dont l'unique enjeu est... de jouer.

    Plus loin, l'ambiance est tout autre. Les regards fixés sur leurs cannes, des dizaines de pêcheurs sont alignés, l'un à côté de l'autre, sur les bords de la mer. Ils se livrent à leur passe-temps favori. Trois autres pêcheurs arrivent, canne à pêche dans une main, un petit couffin ou un sachet en plastique dans l'autre. Tout en s'informant sur l'état du « terrain de pêche », sur le type de poisson rodant près des rivages, ils procèdent à la vérification des hameçons avant de les lancer aussi loin que pouvaient le faire leurs bras. Il semble que certaines espèces de poissons se rapprochent des rivages la nuit, attirées par les lumières de la ville. Certains ont déjà quelques belles pièces dans leurs couffins.
     «Certains pêcheurs sont en permanence ici, en toutes saisons. Ils y passent une bonne partie de la nuit, même lorsqu'il fait un sale temps et que la mer est démontée. Cela m'arrive souvent, moi aussi», dit l'un d'eux, tout en continuant à accrocher les appâts, faits de petits bouts de crevettes, sur les hameçons.

    Les pêcheurs sont déconnectés de l'ambiance environnante. Ils ne sont ni gênés, ni perturbés par le va-et-vient des passants ou des enfants qui suivent leurs faits et gestes. A quelques mètres derrière eux, les mordus de la boule n'ont pas perdu la leur. Ils comptent les points. Ils sont entourés de dizaines de spectateurs. La pétanque a toujours fait partie des us et coutumes de Bab El-Oued. Les pratiquants viennent de plusieurs quartiers d'Alger et des localités proches pour s'entraîner ou participer à des tournois. Parce que la pétanque a, elle aussi, son «championnat». «Ce sport, parce que c'en est un, est malheureusement ignoré par les médias. Il n'y a qu'un ou deux journaux qui en parlent de temps à autre», déplore un responsable de l'association de pétanque. Les pratiquants, qui se recrutent dans toutes les catégories d'âge, ne sont pas, eux aussi, dérangés, troublés par la foule qui les entoure. «La pétanque est un jeu passionnant. Il m'arrive de rester plusieurs heures, surtout les week-ends ou la veille d'un jour férié, à contempler le jeu, qui exige beaucoup de concentration  Il faut viser bien et juste pour se rapprocher ou éloigner les adversaires du « cochon »,  dit Toufik, qui habite à trois pâtés d'immeubles du front de mer.

    Il est presque minuit. El-Kettani ne désemplit pas. «On veut aller là-bas, on veut aller là-bas», crient deux enfants, âgés de 6 et 8 ans, en tirant par la main maman et papa vers le manège. Mais la partie n'est pas gagnée pour les deux bambins. Car ils doivent « faire la chaîne ». Des dizaines d'autres enfants de leur âge sont déjà sur les lieux, impatients comme eux de grimper sur le train ou les petites voitures aux couleurs chatoyantes. Le père, un homme d'une quarantaine d'années, en profite pour aller acheter une bouteille d'eau minérale au fast-food d'à côté. Pendant que les deux enfants jouent à Alain Prost, sous la surveillance de leur grand frère, le couple s'installe sur un banc pour siroter un thé à la menthe. Les vendeurs de thé sont installés à chaque coin d'El-Kettani, alors qu'il y a environ trois ans, il n'y en avait qu'un seul. C'était un jeune du sud algérien, un vrai spécialiste dit-on, qui avait installé sa théière sur le trottoir du boulevard de la Bouzaréah, à lisière du jardin qui grimpe du front de mer jusqu'au rond-point Louni-Arezki, près de la citée des Eucalyptus.

    Aujourd'hui, El-Kettani est investi par une multitude de vendeurs de thé, dont l'arôme de la menthe verte chatouille les narines. Certains vendeurs excellent dans l'art de préparer et, aussi, de servir ce délicieux breuvage. Ce n'est pas donné à tout le monde de mijoter un bon thé. « Le goût et la qualité varie d'un vendeur à un autre», selon Malek qui, depuis trois jours, ne fait qu'arpenter, dans tous les sens, les artères de Bab El-Oued. Il ne reconnaît plus «son» quartier d'adoption, où il avait habité et travaillé pendant de longues années. Il n'arrive plus à trouver ses marques. Il a quitté le quartier en 2002, quelques mois après les dramatiques inondations de 2001. Il avait pris, comme beaucoup de jeunes de son âge, le chemin de l'émigration. Il a atterri à Londres où il travaille comme serveur dans un restaurant italien. Il avait laissé Bab El-Oued les pieds dans la gadoue et en chantier, avec de gros engins de travaux publics sillonnant ses artères de jour comme de nuit.

    Le quartier a changé de look

    Six ans plus tard, Malek, revenu pour quelques jours de vacances, retrouve un autre Bab El-Oued. Le quartier a changé de look. Il est plus « aéré », surtout du côté du front de mer, du commissariat et des Trois horloges. Car des dizaines d'immeubles et de bâtisses ont disparu sans laisser la moindre trace. Ils ont été rasés par «el-karitha» de 2001. Les inondations ont laissé des séquelles dans les esprits et des blessures dans les cœurs. Des familles ont été décimées, des centaines de personnes traumatisées à vie.

    Cette catastrophe a eu aussi des répercussions sur le comportement des habitants de « souche » ou d'« adoption ». C'est le constat que fait Malek. «J'ai l'impression que ce drame a changé les mentalités. Il a créé de nouveaux rapports, plus humains, entre les habitants, les voisins. Les gens sont aujourd'hui moins agressifs», estime-t-il. Malek, âgé d'une quarantaine d'années, est un enfant de la pleine de la Mitidja. Mais il a vécu longtemps à Bab El-Oued où il a encore des amis. C'est d'ailleurs chez l'un d'eux qu'il est venu passer quelques jours.

    ­­Les Trois horloges sont évitées comme la peste par les chauffeurs de taxis, pour cause d'embouteillages permanents. «J'ai remarqué que les gens viennent de différents quartiers d'Alger pour faire leurs emplettes. Parce qu'on y trouve de tout, parfois à des prix légèrement moins élevés par rapport aux autres quartiers de la ville», dit Malek.

    Samir, enfant de Hydra, avait habité une dizaine d'années, avec sa femme et ses enfants, à Bab El-Oued. Méfiant au début, il s'était tout de suite adapté à la vie trépidante du quartier. Vivant actuellement à El-Biar, il revient chaque week-end au marché des Trois horloges, parce que les prix des fruits et légumes sont nettement inférieurs à ceux pratiqués sur d'autres marchés de la capitale, à l'exception de celui de Bachdjarrah. « C'est un marché où on trouve aussi du poisson accessible aux petites et moyennes bourses », dira Samir.

    Toute cette fébrilité a un impact certain sur l'activité économique du quartier. Bab El-Oued est le seul quartier d'Alger ou l'on peut acheter son lait et son pain à une heure avancée de la nuit, prendre un café, un sandwich «shawarma», au poulet ou au fromage à 3h.

    Bien sûr, tout n'est pas aussi rose et idyllique à Bab El-Oued. Le quartier, peut-être le plus populeux de la capitale, est confronté à une multitude de problèmes, dont les plus visibles, palpables, sont le chômage qui frappe de plein fouet les jeunes contraints de se livrer au commerce informel, l'absence d'activités culturelles et de loisirs, et le manque d'hygiène. La liste est loin d'être exhaustive. Cependant, en dépit des vicissitudes de son histoire récente -- Octobre 1988, fief du FIS malgré lui au début des années 1990, inondations de novembre 2001 -- il a su garder son âme. C'est aussi cela Bab El-Oued.

    M. A. H.

     

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