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Khaled MAHIOUT: l'Artiste de la Casbah d'Alger
Par Mohamed Arezki Himeur
Algérie Confluences, 2011Une vue splendide, féérique, clamera le poète. La baie d’Alger est l’une des plus belles, sinon la plus pittoresque, du pourtour de la Méditerranée. Elle est conçue par dame nature sous forme de fer à cheval, allant de Raïs Hamidou (ex-Pointe Pescade) jusqu’à Tamenteffoust (ex-La Pérouse). Elle a inspiré, depuis des siècles, nombre de grands artistes peintres, écrivains, poètes, musiciens, chanteurs et photographes. Elle ne laisse, de par sa beauté, personne insensible.
Khaled Mahiout, 60 ans le 11 septembre 2011, éprouve un réel plaisir à faire partager, apprécier ce magnifique panorama avec des visiteurs qui pointent chez lui. Il en reçoit entre dix et vingt par jour. Des Algériens mais aussi des étrangers de différentes nationalités, y compris des personnalités politiques et culturelles de renom, notamment étrangères.
Du haut de la terrasse de sa vieille bâtisse déglinguée, édifiée sur les ruines des maisons mauresques rasées par les forces coloniales du maréchal de Bourmont après la chute d’Alger en juillet 1830, le visiteur est fasciné par l’indescriptible tableau qui se déploie sous ses yeux : une admirable vue plongeante sur pratiquement toute la Casbah et ses terrasses en forme d’amphithéâtre, une grande partie des quartiers de la ville et, au loin, des localités du littoral est de la capitale jusqu’à Tementeffoust, l’autre bout du fer à cheval de la baie d’Alger.
« Accompagne-les », lance Khaled Mahiout à un jeune du quartier. Deux jeunes femmes, appareil photos à la main, grimpent sur la terrasse pour contempler la baie, la Casbah et les différents quartiers d’Alger. « Epoustouflant », lâchera l’une d’elles en redescendant. Un panorama que les deux jeunes femmes n’oublieront pas de sitôt.Parmi les touristes qui se rendent à la haute Casbah, beaucoup d’entre eux font un détour du côté de la terrasse de M. Mahiout. Il lui est même arrivé de préparer à déjeuner pour de petits groupes de visiteurs ramenés par des agences de tourisme. Au menu : des plats et gâteaux traditionnels, propre à la Casbah d’Alger.
Un jour, Khaled Mahiout recevait un touriste français qui connaissait un peu la Casbah d’Alger. Grande surprise ! Des retrouvailles, près de 50 ans après, entre l’élève et son maître. Le touriste n’était autre que son ancien instituteur, Daupin Richard, à l’école Sarrouy, à la Haute Casbah. « Que le temps passe. Mon élève du CE2, et quelle surprise les retrouvailles sur la terrasse en avril 2007 (…) Impossible à décrire l’émotion », souligne l’ancien instituteur sur le livre d’Or de l’atelier de M. Mahiout. Depuis cette date, M. Richard revient tous les six mois rendre visite à son ancien élève.
Le livre d’Or de Khaled Mahiout contient des centaines de messages, rédigés, dans différentes langues, par des visiteurs et des touristes. Faire découvrir le vieil Alger et sa baie, c’est son dada, sa passion. Mais ce n’est pas son gagne pain. Son activité, celle pour laquelle il se consacre depuis des décennies, avec ses deux enfants qu’il a formé lui-même, c’est la restauration à l’identique, avec des dessins et des motifs de l’époque ottomane, des portes, fenêtres, meubles et poutres des maisons et autres bâtisses de la Casbah.
Un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûleKhaled Mahiout est un « artisan en menuiserie d’art traditionnel », comme l’étaient son père, son oncle et son grand-père. « Mon père, Mohamed, avait appris ce métier grâce à son frère ainé, Saïd, vers 1929/1930. Celui-ci (Saïd) avait travaillé comme artisan ébéniste sur les chantiers de construction de la Grande poste et de l’actuel siège de la wilaya d’Alger », dira Khaled Mahiout, rencontré dans son atelier au 76, rue Sidi Idriss Hamidouche, à la Haute Casbah. Un atelier appartenant à la famille depuis 1941. « Avant de s’installer ici, mon père travaillait dans un autre atelier, à quelques dizaines de mètres plus bas, dans la même ruelle », ajoute-t-il.
Khaled Mahiout a commencé à se frotter au bois et aux outils d’ébénisterie depuis sa tendre enfance. Tout Petit, il venait tenir compagnie à son père. Il prenait une planche et la grattais, l’astiquais. Il reproduisait les gestes de son père qui lui demandait de toujours peaufiner ce qu’il réalisait. « Même si le petit travail que je faisais était parfait, mon père exigeait toujours plus. Il répétait que je pouvais faire mieux si je m’appliquais davantage », se rappelle Khaled.
A partir de 1965, Khaled, âgé de 14 ans, a rejoint l’atelier. Son père lui demandait de le rejoindre dès sa sortie de l’école. Ce n’était plus pour jouer, s’amuser à astiquer les planches et les contreplaqués, mais à apprendre à fabriquer des portes, des fenêtres et autres matériaux pour les besoins des maisons et bâtisses mauresques de son quartier, la Casbah d’Alger. « Mon père insistait pour que j’apprenne le métier. Il voulait à tout prix transmettre, léguer son savoir-faire ». Mohamed Mahiout avait réussi son pari : passer le flambeau à l’un de ses enfants. Ce que d’autres artisans n’avaient pu faire. Leurs enfants et les apprentis qu’ils voulaient former montraient peu d’intérêts à l’ébénisterie. Ils abandonnaient l’apprentissage au bout quelques mois, voire de quelques semaines.
« Certains artisans étaient de grands maîtres, des artistes, des stylistes d’exception dans le domaine de l’ébénisterie traditionnelle. Je peux citer, entre autres, Abdelhamid Kobtane, Abdelkader Bentchoubane, Hadj Bounetta, Ammi Lounès et Ammi Zerrouki. C’était des artisans exceptionnels. Ils fabriquaient, avec art et amour, de très belles choses. Ils sont, malheureusement, partis en emportant avec eux tout un savoir et savoir-faire, une expertise acquis au prix de plusieurs décennies de travail et de réflexion », regrettera notre interlocuteur. L’écrivain et ethnologue malien Amadou Ampâté Bâ avait déjà évoqué ce problème crucial. C’était lui, le premier, à tirer la sonnette d’alarme en affirmant que chaque vieillard qui meurt en Afrique est une bibliothèque qui brûle.
Khaled Mahiout est aujourd’hui seul sur la place, dans le domaine de l’ébénisterie traditionnelle propre à la Casbah d’Alger, à ses bâtisses, ses mosquées et ses édifices historiques. Ammi Abdelkader est le dernier vieil artisan à rendre le tablier. Il a aujourd’hui près de 90 ans. Le poids des ans a eu raison de sa ténacité et de son amour pour l’ébénisterie traditionnelle. « Il vient de temps à autre, juste pour voir l’atelier dans lequel il a trimé sa vie durant. Il est de la même trompe que mon père décédé et des autres anciens artisans. Ils aimaient leur métier, leur activité.», martèlera Khaled.
« Si ce n’était mon père qui m’obligeait à venir quotidiennement à l’atelier, je n’aurai peut-être pas opté pour cette activité », admet M. Mahiout. « En étant enfant, je ne connaissais pas la valeur de cette activité. Mon père était tout le temps derrière moi, à mes côtés. Il était exigeant. Il ne pardonnait aucun travail bâclé, mal fait. C’était le cas de tous les autres artisans : ils recherchaient la perfection », ajoute-t-il.
Khaled Mahiout applique, aujourd’hui, la même méthode avec ses enfants et les stagiaires. L’un de ses enfants a atteint un excellent niveau dans l’ébénisterie traditionnelle. Il a acquis une grande maîtrise dans la restauration et la restitution à l’identique des dessins et motifs des matériaux traditionnels.
Une partie de son travail est visible à la Basilique de Notre Dame d’Afrique, sur les hauteurs de Bologhine à Alger. « Son travail parle pour lui. Il maîtrise très bien son métier », dira le père. Un autre de ses enfants travaille comme apprenti avec lui. « Il se débrouille bien, malgré son jeune âge », nous confie-t-il.
Contribuer à la sauvegarde de la Casbah d’Alger
Après le service militaire, Khaled Mahiout a décroché de la menuiserie d’art traditionnel. Il a travaillé pendant sept ans et demi au Trésor, à la place des Martyrs à Alger. En 1978, il a décidé, après le décès de son père, de reprendre la menuiserie familiale. « Je n’ai plus bougé depuis cette date. Je suis au même endroit et je poursuis l’activité que m’a léguée mon père. Je ne veux pas changer de créneau. Je continuerai dans la menuiserie d’art traditionnel, » souligne-t-il.
Khaled Mahiout a participé à la restauration des matériaux en bois de plusieurs édifices religieux et musées tels que, notamment, la Basilique de Notre Dame d’Afrique, le Bastion 23, le musée de Mustapha Pacha, djamaâ N’sara, djamaâ Ketchaoua. « Je réalise des objets et matériaux en respectant les normes d’origines vieilles de 300 à 400 ans. Je restitue l’objet, mais avec du bois d’aujourd’hui. Le visiteur aura du mal à se rendre compte que telle porte ou fenêtre de tel édifice a été changée. Pour cela, le respect des normes, des motifs et des dessins est obligatoire », estime notre interlocuteur. D’où ramène-t-il les motifs et les dessins anciens ? Des musées et des archives. « Avec la carte d’artisan, les musées nous permettent de consulter les dessins et les photographies anciennes de la Casbah d’Alger », ajoute-t-il.
Khaled Mahiout ne rencontre aucune difficulté pour s’approvisionner en bois. « Les artisans en menuiserie d’art traditionnel sont servis en priorité », relève-t-il. L’idéal, pour lui, est d’avoir du bois rouge finlandais, réputé pour sa résistance, mais son prix est trop élevé. Le thuya, qui est un bois très prisé, est introuvable. « Il existe en montagne, mais sa coupe est interdite. Les services forestiers veillent aux grains », selon notre interlocuteur.
En plus de son travail qui consiste à reproduire ou à restaurer, entre autres, des portes et des fenêtres anciennes, Khaled Mahiout est aussi formateur. Il assure la formation et des stages de recyclage au profit des jeunes envoyés par le centre Ourida Haddad, l’Assemblée populaire communale (APC, mairie) et la Chambre des métiers. La formation dispensée s’étale de 45 jours (recyclage) et dix-huit mois (formation complète).
Le souhait de Khaled Mahiout ? C’est de voir un jour la Casbah d’Alger reprendre ses couleurs d’antan. De voir disparaître le ciment ainsi que les portes, fenêtres et barreaux en fer qui ont transformé, abimé le paysage et le tissu architectural du vieil Alger. Cela ne peut se faire sans l’intervention des pouvoirs publics. « Les autorités doivent faire plus pour sauver et sauvegarder la Casbah. On ne doit pas la laisser mourir », dira Khaled Mahiout qui, par son activité, apporte, chaque jour, sa modeste contribution à la préservation de la Casbah d’Alger classé patrimoine universel par l’Unesco depuis 1992.M.A.Himeur
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