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Larba n'At Iraten: la cime des chemins qui montent
Par Mohamed Arezki Himeur
(Algérie Confluences, juillet 2013)
Le défunt écrivain Mouloud Féraoun l’avait bien souligné dans son roman « Les chemins qui montent » publié en 1957. Toutes les routes, tous les chemins et sentiers qui mènent vers Larba n’At Iraten (ex-Fort Natioonal), qui culmine à plus de 900 mètres d’altitude, sont en ascension. « Pour rejoindre Fort National, les chemins sont fort nombreux, on a beau choisir le sien, ce sont les chemins qui montent. » Il s’agit d’une adaptation un peu plus poétique de l’adage kabyle qui dit : « ansi is tkid i Larva, d asawen. » A pied ou en voiture, l’habitant, le voyageur ou le tourisme est obligé de grimper pour rejoindre la ville.Ce 17 juin (2013), l’ascension a été des plus épuisantes, à cause de la canicule. Il a fait plus 40° à l’ombre à la mi-journée. Une chaleur torride, insupportable. Mais la ville ne sombre dans la nonchalance, l’apathie. La relâche, la sieste sont une pratique autant dire inconnue dans la contrée. Larba n’At Iraten grouillait de monde. Des piétons, hommes, femmes et enfants confondus, allaient dans tous les sens, vaquaient à leurs occupations. Les fourgons de transports de voyageurs assurant les liaisons avec Tizi Ouzou et les villages environnants tournaient sans interruption. Dès que l’un d’eux affichait complet, il prenait la route. Avec, tout au long du trajet, les derniers tubes des chanteurs en vogue de la région, dont les indétrônables Lounis Aït Menguellet, Matoub Lounès, Slimane Azem, cheikh El-Hasnaoui, Zedek Mouloud et bien d’autres.
A Larba n’At Iraten, les boutiques sont ouvertes en permanence. Il est rare de voir un rideau baissé. Les cafés, les bars, les restaurants et autres gargotes ne désemplissent pas. C’est l’une des rares villes où l’on peut se payer un bon bourguignon, un succulent sauté de veau, une savoureuse entrecôte plus large que l’assiette sur laquelle elle est servie pour la moitié du prix qu’on paie à Alger par exemple. C’est un endroit où l’on ne risque pas de mourir de faim, encore moins de soif. Le service est permanent. Ce qui est logique dans une ville carrefour, passage obligé pour des habitants de plusieurs communes, villes et villages de la wilaya de Tizi Ouzou, mais aussi des voyageurs se rendant vers les wilayas de Béjaïa et Jijel, via le col de Tirourda et Beni Mansour.
Les fameux « 12 S » et « 12 » sont, dans une certaine mesure, pour quelque chose dans la grande animation qui règne dans la ville. Ils obligent, chaque jour que Dieu fait, des centaines de personnes nées avant le milieu des années 1950 dans plusieurs daïras (sous préfectures) de la wilaya de Tizi Ouzou, notamment celles d’At Ouacif, At Douala, Iwadiyen et Dra El-Mizan, à faire le déplacement à Larba n’At Iraten pour se faire délivrer ce précieux document administratif. C’est, en effet, dans la mairie de cette ville, ex-commune mixte de Fort National durant la colonisation, que sont délivrés les extraits de naissance connus sous les appellations de « 12 Spécial » et de « 12 ». Parfois, certaines personnes sont contraintes de faire plusieurs allers et retours pour se procurer le document, le « 12 spécial », faute de disponibilité du formulaire en quantité suffisante.
Lien vers la chanson (vidéo) de Mokrane Agaoua sur Larba N'At Iraten interprétée par les Khouans du village At Atelli ---- https://www.youtube.com/watch?v=e9c1RFrEwb8
Mais, qu’importe. Larba n’At Iraten mérite bien une virée. La route, en lacets, qui y mène depuis la gare routière de l’Oued Aïssi, dans la périphérie est de Tizi Ouzou, traverse ou passe à la lisière de plusieurs villages comme, pêle-mêle, Sikh Oumedour, Taksevt, Tamazirt, Adeni, At Hague, At Frah, Iredjen et Azouza. Avec, à chaque virage, une vue panoramique extraordinaire sur le plan d’eau du vaste barrage de Taksevt, les plaines de Tamda, Fréha et Iazzugen (Azzazga) et sur l’imposant massif montagneux du Djurdjura. En fait, le trajet de 27 km reliant Tizi Ouzou à Larba n’Ath Iraten mérite de figurer en bonne place sur les circuits touristiques.Le visiteur est accueilli à l’entrée de Larba n’At Iraten par une réplique des meules anciennes de moulin à huile. Quelques dizaines de mètres plus loin, une large plaque commémorative en marbre collée sur un mur rappelle, dans les trois langues kabyle, arabe et française, la résistance des At Iraten durant la colonisation française.
La France coloniale a mis 27 ans après l’invasion de l’Algérie pour conquérir la Kabyle, faire tomber la forteresse de Larba n’At Iraten. Elle a mobilisé, pour ce faire, autant d’hommes – 35.000 soldats environ commandés par 12 généraux, selon des officiers de l’armée coloniale de l’époque – qu’elle avait utilisée lors de son débarquement à Sidi Fredj, le 14 juin 1830. Un auteur français de l’époque écrivait que « l’histoire impartiale est la pour dire que c’est injustement, c’est par un véritable abus de la force que la contrée a été attaquée et soumise ».
Larba n’At Iraten est tombé le 24 juin 1857, après une bataille sanglante à Icherriden. Une bataille qui avait fait de nombreux morts, d’un côté comme de l’autre. Le nombre des victimes varie d’une source à une autre, d’un auteur à un autre. La forte résistance des autochtones avait été reconnue par les envahisseurs. Les Kabyles avaient le droit d’être fiers de la résistance qu’ils avaient opposés à leurs adversaires, relevait le général Donop dans un livre intitulé « Lettres d’Algérie » édité en 1908 à Paris. Quatorze ans plus tard, lors du soulèvement de 1871 précisément, une autre bataille, aussi sanglante que la première, fut livrée aux troupes dirigées par le général Lallemand au même endroit. La stèle actuelle reflète cette résistance. Elle est élevée sur l’emplacement d’un ancien monument dressé en 1895 par les autorités coloniales françaises en hommage à leurs troupes.
Larba n’At Iraten était considéré par la France coloniale comme un point stratégique très important. Ce qui expliquait l’acharnement de ses troupes pour l’occuper. Sa chute avait d’ailleurs été qualifiée « d’épine plantée dans l’œil de la Kabylie. » Une jeune femme, âgée d’à peine 27 ans, Lalla Fadma n’Soumeur, surnommée par le maréchal Randon la « Jeanne d’Arc du Djurdjura », avait joué un rôle prépondérant lors de la bataille d’Icherriden. Capturée puis déportée et mise en résidence surveillée à Béni Slimane, dans la région de Médéa, elle mourut à l’âge de 33 ans. Reconnue résistante nationale en 1994 par les autorités algériennes, ses restes sont inhumés depuis au Carré des Martyrs du cimetière d’El Alia, dans la banlieue est d’Alger. Un musée dédié à sa mémoire est aménagé au village Takhlijt n’At Atsou, lieu de sa dernière résistance et de sa capture.
L’autre personnalité reflétant la résistance des At Iraten contre la France coloniale était Abane Ramdane. La statue de cet architecte de la lutte de libération nationale trône au centre de Larba n’Ath Iraten. Un musée est édifié à sa mémoire à Azouza, son village natal.
Larba n’At Iraten possède une histoire fabuleuse. Mais, le présent est fait de morosité, de monotonie pour les jeunes. Les activités culturelles et artistiques sont très rares. Même l’évasion virtuelle, via Internet, leur est interdite en raison du faible débit de la connexion.
M. A. H
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